02 mai, 2008

Chili, des photos, des légendes...(11)

Les oasis nordiques (2/2)

Pour atteindre Chiu-Chiu, le village-oasis le plus proche de Lasana, il faut emprunter un chemin rocailleux longeant le rio Loa sur une distance d’environ dix kilomètres. Bien qu’accidenté, le parcours est agréable, surtout le matin, quand le soleil n’est pas encore trop meurtrier.

Au bout de 3 heures de marche environ, le sentier se redresse, sort de la vallée et débouche sur le petit village. On aperçoit d’abord une belle église blanche en adobe précédée de deux clochers et puis, la place. Poussiéreuse et entourée d’arbres morts ou desséchés. Ce jour-là, tout était désert ou presque. Il y avait juste deux enfants, qui couraient en tous sens et semblaient jouer aux « planeurs ».
Ils imitaient le bruit du vent et, les yeux fermés, feignaient de dériver au gré de courants imaginaires. Ils avaient fini par se heurter puis chuter. Du nuage d’ocre dans lequel ils s’ébrouaient, fusaient des cascades de rires métalliques. Les cheveux en bataille, la sueur et la morve imprégnés de sable, ils s’étaient relevés, les yeux écarquillés et s’étaient mis à nous toiser, comme des chiots effrontés « A’ondé van, gringos ? » (z’ allez où, les étrangers ?) s’écria le gamin. « Acá, no más ! » (Ici, sans plus) répondis-je. Sans en demander plus, les deux gosses s’étaient emparés de nos sacs et nous faisaient signe de les suivre. « Venez chez Doña Virginia, elle va s’occuper de vous ! » lança la gamine, comme si nous étions des rescapés du désert et qu’il fallait à tout prix nous mener vers l’hôpital de campagne le plus proche.

De fait, à Chiu-Chiu, cette Doña Virginia jouait un peu le rôle de « remetteuse sur pied » pour voyageurs égarés. Elle était à la fois propriétaire de l’unique café du village, du restaurant et accessoirement, était détentrice des clés de l’église. En somme, les nourritures terrestres et spirituelles étaient concentrées entre les mains d’une seule et même personne. Quant aux « remèdes » dont elle avait le secret, ils consistaient en de rustiques sandwichs, qui selon les arrivages, étaient tantôt garnis d’œufs et de piments, tantôt d’avocats et d’oignons et parfois, de pâté de tripes qu’elle confectionnait elle-même. C’est cette dernière spécialité qui était à la « carte » ce midi.

Après nous avoir servi, Doña Virginia s’était assise devant nous et nous regardait manger. Elle posait des questions sur notre voyage et nos projets dans la région. Elle aimait visiblement conseiller les voyageurs et d’ailleurs, les voyageurs semblaient aussi lui témoigner beaucoup de reconnaissance à en juger par l’ abondant courrier qu’elle recevait des quatre coins du monde. Dans un grand cahier d’écolier, Doña Virginia conservait précieusement les impressions et souvenirs que lui laissaient ses hôtes de passage. Sur certaines pages, elle collait pêle-mêle, des petits textes en hébreu, une carte-postale avec la Tour Eiffel ou le Colysée ou un mot de remerciement d’un journaliste venu de la capitale pour tenter, une fois de plus, de débrouiller les énigmes qui entourent le village. Vers les dernières pages de cette sorte de livre d’or, figurait une photo en noir et blanc. Il s’agissait d’un portrait. Celui de l’acteur allemand Hardy Krüger -un des protagonistes du légendaire « Taxi Pour Tobrouk »- au bas duquel on pouvait lire : « Pour Doña Virginia, affectueusement, signé Hardy Krüger ».

« Ah oui, je me souviens. Quelqu’un de très bien ce Monsieur Krüger ! Et pas difficile pour un sous. Regardez, c’est là qu’il a dormi lorsqu’il est venu. J’avais poussé les tables et les chaises et il avait posé son sac de couchage là, par terre » dit-elle en désignant la dalle de béton rugueux constituant le sol du café.

Doña Virginia voulait à présent nous faire découvrir l’église sans plus attendre. Une église à l’image du village : maudite. Depuis des lustres plus aucun curé n’y avait voulu donner de messe.
D’ailleurs, depuis le jour où des paysans ivres avaient insulté puis battu le dernier prêtre en fonction, il n’y avait plus eu de curé du tout à Chiu Chiu. L’histoire raconte qu’après sa bastonnade, le prêtre fit son balluchon sans demander son reste, mais avant de disparaître derrière la colline, jeta un sort sur le village et ses habitants. Aujourd’hui encore, cette malédiction semble se perpétuer, en tous cas, dans la mémoire et le cœur des natifs : si les récoltes sont mauvaises cette année, si les maisons sont infestées de vinchucas*, si les jeunes désertent les terres ou les vendent à vil prix, la raison sera connue et l’on invoquera une fois de plus la vengeance du curé-martyr. Si Doña Virginia ouvre encore de temps à autre l’église, c’est pour y laisser rentrer les rares touristes de passage ou les ultimes dévots de la paroisse qui officient eux-mêmes au cours de rites autant inspirés du christianisme que des traditions ancestrales animistes. D’ailleurs, une « messe spéciale » sera organisée ce soir, nous dit Virginia « Mais, là, les étrangers ne sont pas admis, précise-t-elle ». Quoiqu’il soit, l’église de Chiu-Chiu (la 2e plus ancienne du Chili) recèle quelques curiosités : son plafond ainsi que son imposant portail sont entièrement réalisés en bois de cactus. Une vraie dentelle ! A l’intérieur de l’édifice, près de l’autel, il y a aussi une étrange peinture représentant un Christ. Etrange, car si l’on prend la peine de regarder au dos de la peinture, comme nous le fait remarquer Virginia, il y a une autre peinture où l’on voit encore le Christ…. mais de dos. Un Christ recto-verso !


Comme nous l’a proposé Doña Virginia, nous pourrons dormir ce soir exactement là où Hardy Krüger a dormi il y a quelques années. C’est à dire par terre, entre les chaises et le comptoir du petit café. Un honneur !
Malgré la fatigue de la journée et bien que la nuit fût fraîche, le sommeil viendra pourtant difficilement. Et ce ne sera pas non plus à cause des conditions d’hébergement spartiates. En déroulant mon sac de couchage, la bouteille de Pisco que j’y avais enfouie pour la protéger des chocs, s’est brisée sur le sol et a libéré ses effluves capiteuses et tenaces. Le parfum de ce marc mélangé aux odeurs de pétrole imprégnant toujours nos vêtements depuis la veille rendra l’atmosphère tout simplement nauséabonde. Plus tard, lorsque de l’église toute proche retentiront les tambours et les lamentations des bigotes de service, l’ambiance montera encore d’un cran. La « cérémonie » durera jusque deux heures du matin.

(Tombes dans le cimetière de l'église de Chiu-Chiu)

J’ai même imaginé un instant, dans une sorte de cauchemar, mi-éveillé, mi-endormi, que l’on devait procéder à des sacrifices humains tant les bruits venant de l’ église devenaient inquiétants.

Comme si de rien n’était, et comme cela avait été prévu la veille, Doña Virginia nous a réveillé tôt ce matin. Elle a apporté sur un plateau, la théière, des petits pains et de la confiture à base d’un fruit que nous n’avons pas pu identifier. « Voilà de quoi prendre des forces avant d’aller vous balader, sourit la patronne de l’auberge ».

De l’établissement de Doña Virginia, il faut en effet marcher au moins deux heures pour accéder à « L’œil de Mer ».
Par un vague chemin s’égarant à maintes reprises et se confondant parfois avec les traces laissées par les troupeaux de moutons, on doit d’abord traverser un large tronçon de pampa caillouteuse sous un ciel bleu-acier. Ce matin, il n’y avait pas l’ombre d’un nuage, excepté, quelques fumerolles crachotées par un lointain volcan . Probablement le San Pedro.
Incrusté dans un léger repli du terrain, l’ « Oeil de Mer » apparaît enfin. Il s’agit d’une lagune salée, parfaitement circulaire, dont le diamètre ne doit pas excéder les 60 ou 70 mètres. Le plan d’eau -par sa situation et l’absence d’indication claire- pourrait très facilement échapper à la vue des passants. Mais sans doute est-ce dû à cette sorte d’attraction irrésistible qu’exerce certain phénomènes géologiques que nous avons découvert sans trop de peine ce trou d’eau en plein désert. Une curiosité qui depuis des temps immémoriaux est à l’origine des légendes les plus échevelées. Il y a bien sûr les habituels témoignages « dignes de foi » de ceux qui, à l’instar des riverains du Loch Ness, ont aperçu à la surface des eaux saumâtres une forme évoquant celle d’un monstre antédiluvien. Mais il y a aussi les poètes. Ceux qui sont persuadés que les bouquets de cortaderas (une variété de graminée) s’ingéniant à pousser aux abords de la lagune sont en fait la réincarnation des « Trois Marie ». Trois jeunes filles s’étant noyées ici autrefois et dont la chevelure évoquait, dit-on, l’aspect et la texture soyeuse de ces plantes ! D’autres histoires racontent aussi que des Incas, fuyant les conquistadors, auraient englouti ici une partie de leur fabuleux trésor. Parmi les mythes les plus récurrents circulant autour de cette lagune il y a enfin celui évoquant une histoire d’amour entre une fille de Chiu- Chiu et le célèbre rebelle Inca Tupac Amaru venu se réfugier quelques temps dans la région avant de reprendre son combat désespéré contre les espagnols. Désespérée de ne pouvoir retenir son amant, trop occupé à guerroyer, la belle de Chiu Chiu, de dépit, alla se noyer. Depuis lors, dit-on, la lagune a pris une belle couleur vert-émeraude. La couleur des yeux de l’infortunée maîtresse du dernier grand rebelle Inca (exécuté à Cuzco/Pérou en 1572). Plus prosaïquement, Doña Virginia nous avait quand même conseillé vivement d’éviter toute baignade dans les eaux de l’ « Oeil de Mer ».
« Si vous voulez vraiment y nager, restez tout près de la berge, car c’est de l’eau très « lourde » là-bas. Si vous allez jusqu’au centre, vous allez être aspiré et vous ne reviendrez plus jamais, c’est un trou sans fond. Personne n’a jamais pu le mesurer, asséna la patronne du café en guise d’ultime avertissement ». (d'après carnet de voyage de décembre 91)

(Chiu-Chiu, "El Ojo de Mar" -l'Oeil de Mer-)

* La vinchuca (Triatoma infestans)présente dans les briques en terre des maisons est un insecte piqueur hématophage d'Amérique tropicale de la famille des punaises (Reduviidae). C'est le vecteur d'une trypanosomiase, la maladie de Chagas. Une maladie mortelle apparentée à la maladie du sommmeil) d'après Wikipédia.

Aucun commentaire: