23 avril, 2008

Chili, des photos, des légendes...(10)

Les oasis nordiques (1/2) -région de Calama-

(la vallée du rio Loa, le plus long fleuve du Chili! -440 km-)
Qui dit désert dit oasis ! L’aride Nord chilien n’échappe pas à la règle. Parmi les quelques havres de verdure disséminés, notamment, le long du Rio Loa, à une cinquantaine de kilomètres de Calama, les villages de Lasana et de Chiu Chiu sont d’authentiques bénédictions pour les voyageurs accablés par trop de soleil. Aujourd’hui, ce n’était d’ailleurs pas un luxe que d’ espérer un peu de fraîcheur. En plus de la chaleur habituelle, la camionnette qui nous avait chargé ce matin à la sortie de Calama transportait des fûts d’essence. La plupart d’entre eux n’était pas fermés et à chaque virage, Marie-Hélène et moi étions copieusement arrosés de carburant.

C’est donc imprégnés d’effluves pétrolières et un peu nauséeux que nous avions débarqué à Lasana. Un minuscule hameau comprenant tout au plus une vingtaine d’habitations coincées au creux d’une gorge pittoresque où serpente le rio Loa.
Un torrent bien maîtrisé permettant aux paysans d’obtenir de belles récoltes maraîchères. C’est toujours étonnant de voir pousser en plein désert, des betteraves, des carottes, des oignons et de l’ail !
En plus de cette activité vitale pour des dizaines de familles, la proximité d’un village fortifié (un pukara) du XIIe siècle confère à l’ endroit un attrait touristique non dénué d’intérêt. D’ailleurs, tous les tours-operators régionaux ont désormais intégré à leurs circuits une visite de ce site singulier.
Tout cela pourrait augurer une vie agréable et un avenir prometteur mais c’est sans compter sur la proximité de la plus grande entreprise du Chili : la Codelco. Celle-ci possède en effet, à une trentaine de kilomètres d’ici, la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde connue sous le nom de Chuquicamata. Pour le traitement du minerais, une grande quantité d’eau est en effet nécessaire et la Codelco a recours au pompage intensif des eaux des rivières environnantes, dont celles du Loa. Autrefois d’un débit important, ce cours d’eau (qui, malgré son apparence modeste, est le plus long fleuve du Chili avec 440 kilomètres de long !) peut aujourd’hui se traverser à pied. Tout au plus risquera-t-on de se mouiller les mollets, et encore.

(La mine de Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde)

Il y a quelques jours, lors de la visite de cette mine, précisément, nous avions d’ailleurs demandé au guide de l’entreprise ce qu’il en était exactement de ces pompages intensifs et l’on nous répondit très sèchement (c’est le cas de le dire) que la Codelco en était arrivé au maximum possible de prélèvement et que les paysans n’avaient vraiment rien à craindre….

La famille qui accepté de nous héberger aujourd’hui à Lasana est quant à elle bien représentative de l’esprit amical et accueillant des gens du grand Nord chilien.
Cette famille possède une petite maison qui fait office d’épicerie mais aussi de café. L’habitation est en pierre et recouverte de boue séchée. Si l’on y prend garde, on pourrait même croire que le modeste édifice fait partie intégrante de la citadelle toute proche tant les matériaux utilisés sont similaires.

Mais la maison de Doña Loyenza est un lieu habité et chaleureux. Il y fait bon vivre. Seulement, pour s’en rendre compte, il faut prendre le temps de s’y arrêter, de parler et de fraterniser. Et ça, les touristes qui passent par ici avec les excursions organisées ne le savent pas.
-Ils s’arrêtent une dizaine de minutes, nous dit l’épicière, ils prennent deux ou trois photos de la forteresse, fument une cigarette et puis s’en vont….

La patronne de l’épicerie ne le cache pas : elle préfère les gens qui ne sont pas trop pressés. Pour ceux-là, elle délaissera un moment sa « boutique » et prendra le temps de guider elle-même les voyageurs dans ce qu’elle appelle « ses » ruines. Comme elle le fera pour nous cet après-midi. D’un ton amusé, elle fait remarquer telle fenêtre étrangement cruciforme , cette série de gravures apparaissant sur un côté peu accessible de l’édifice ou encore là-bas, un fragment de chaume qui, dit-elle, provient de la toiture d’origine de la citadelle ! Et peu importe si les renseignements ne semblent pas toujours d’une grande rigueur historique : l’enthousiasme et la gentillesse de Doña Loyenza compensent largement. D’ailleurs, de retour chez elle, comme nous nous apprêtions à préparer notre repas dans sa véranda, elle nous fit remarquer que cela n’était pas nécessaire et qu’elle nous conviait à partager le dîner en compagnie de son mari et de son neveu. Dans la petite cuisine éclairée par une lampe à paraffine, la table était dressée et les couverts attendaient déjà les invités inattendus. Au menu : un rustique potage de carottes et d’oignons suivi d’un lapin…nourri aux herbes du désert et enfin, un carton de vin blanc pour attiser les braises d’un bonheur sans ersatz.
Comme il était déjà bien tard pour monter la tente dans le jardin. C’est encore la brave Doña Loyenza qui nous proposera d’occuper une des chambres inoccupées de la maison.
-Comme cela, vous serez prêts dès l’aube pour entamer la randonnée que vous avez prévue ! (d'après Carnet de voyage de novembre 91)

(La forteresse -pukara- de Lasana (12e siècle) et la vallée du rio Loa)

15 avril, 2008

Chili, des photos, des légendes...(9)

Iquique, la guerre du Pacifique et les cités-fantômes (3/3)

A Los Pintados

Passé la petite église, nous arrivâmes en vue d’une place. Quelques caroubiers y avaient pris racine sans la moindre organisation. L’un d’entre eux s’ingéniait même à pousser à travers la carcasse calcinée de ce qui avait été une limousine.
Là-bas, d’autres arbrisseaux sapaient les fondations d’un kiosque à musique. L’édifice le plus remarquable était cependant ce théâtre précédé d’une élégante galerie aux arcades bien dessinées.
Quelles pièces avaient-on pu jouer sur ses planches ? Qui étaient ces infortunés artistes qui un jour avaient dû se produire sur cette scène au cœur du désert ?


Je tentai d’imaginer la sonorité que des pianos ensablés pouvaient avoir, ou encore le timbre des violons à l’âme fendue par trop de sécheresse, celui de ces trompettes aux pistons constamment grippés.
Peut-être produisait-on ici des spectacles burlesques, des fantaisistes aux facéties aussi désuètes qu’ahurissantes comme celles dont s’était fait une spécialité l’ ineffable Hector « Comebomba ». Un artiste de music-hall qui se produisait vers 1900 dans les villes minières du Nord et dont l’unique numéro consistait à croquer avec les dents des ampoules électriques qu’il avalait ensuite sans, dit-on, faire la moindre grimace.

Après tout, manger du verre plutôt de la pierre ce n’était pas pire. Au moins, ce gars-là voyait du pays et devait se sentir plus libre que tous ces « cassés » devant lesquels il se produisait en échange d’une paillasse, d’un peu de nourriture et d’alcool.

Parmi les figures légendaires qui parcoururent inlassablement ce désert au début du siècle, il y en eut cependant certaines dont la réputation dépassa largement le cadre des salpêtrières du Nord, pour devenir de véritables emblèmes de la lutte ouvrière au Chili. Luis Emilio Recabarren était de celles-ci. Un sacré bonhomme qui s’était taillé une solide réputation d’agitateur en s’étant mis en tête de réveiller les consciences des travailleurs abrutis par les cadences de production infernale mais aussi l’alcool. Lors d’un de ses discours donnés comme de coutume dans une gargote infâme, il déclara notamment que la libération de la classe ouvrière passerait par la culture. A la fin de sa harangue, il persuada aussi son auditoire de briser toutes les bouteilles d’alcool et demanda à chacun de jeter son verre au sol. Contre toutes attentes, chacun obtempéra et au lendemain de ce discours, un cortège de travailleurs s’organisa pour se diriger jusqu’au siège de l’ entreprise qui les occupait. Le mot d’ordre était plutôt révolutionnaire : Recabarren avait demandé à chacun de brandir durant le cortège un livre, et pour ceux qui n’en avaient pas, un journal…

Le mouvement eut un tel retentissement que, jusqu’à la côte et dans les ports, les ouvriers occupés au déchargement des bateaux se croisèrent les bras lorsqu’il s’agissait d’une cargaison de boissons alcoolisées !
Si cette période d’auto privation ne dura que peu de temps (le président de l’époque Allesandri, sous prétexte de liberté de commerce, dépêcha l’armée pour décharger les bateaux et persuada les ouvriers que la bière et les alcools n’étaient que des rafraîchissement sans conséquence) Recabarren avait quand même fait très fort en persuadant les forçats du désert à l’abstinence éthylique !!

Au dehors, une légère brise s’était levée et formait ça et là de petits tourbillons de poussière qui se désagrégeaient presqu’aussitôt. Sur le point de se détacher, une tôle mal arrimée s’était mise à battre une mesure aléatoire. Un chien fauve apparut, le pelage noueux, couvert de croûtes et le regard vitreux. Il s’était arrêté à quelques mètres de nous et nous regardait sans broncher. Au loin, une silhouette humaine s’approchait lentement. L’homme avançait au milieu des rails, comme un haleur dont le fardeau aurait été ce train abandonné que l’on apercevait en retrait.
« Ne restez pas au soleil, cria l’homme en guenille, vous allez devenir fous ! »
Il nous fit signe de le suivre et le chien nous y encouragea à grand renfort de coups de truffe dans le pliant des genoux.

Il fallut quelques minutes pour s’habituer à l’obscurité de la pièce dans laquelle l’homme nous avait fait pénétrer. Il y avait peu de chose : un lit, une caisse retournée faisant office de table de nuit, une lampe-tempête et un mur couvert de photos de filles nues.
« Ah, les visites se font rares ces temps-ci, soupira l’hôte inattendu. Ça faisait un bout de temps que je vous observais avec mes jumelles. Lorsque je vous ai vu sortir du théâtre, j’ai crains un instant que vous repartiriez vers la route. C’est pour cela que j’ai lâché Pinocho pour attirer votre attention. L’homme parlait sans trop nous regarder, trop occupé à la préparation d’une omelette gargantuesque. Il sortit un moment pour aller remplir un broc d’eau qu’il fit ensuite bouillir sur un petit bec de camping.
« Ça, c’est pour le thé ! dit-il d’un air réjoui. Avec l’omelette et du pain « maison, » ça vous fera un chouette gueuleton, pas vrai ? »

L’unique habitant de « Los Pintados » s’appelait Ramon Cabrera. C’était un étrange personnage. Il aurait été impossible de lui donner un âge. Bien qu’assez dégarni, il me rappelait un peu Léo Ferré. Surtout ses yeux et cette manie qu’il avait de plisser nerveusement les paupières. Et puis ce regard. Celui d’un animal traqué ou d’un carnassier à l’affût ? Peut-être tout simplement celui d’un homme seul dans une ville oubliée de tous.
Au cours du repas, Ramon nous expliqua les raisons qui l’avaient fait aboutir dans cette contrée austère.
Autrefois, il avait été un militant actif au sein d’un syndicat clandestin dans chantier naval. Une appartenance qui lui avait valu de gros ennuis à l’époque de la dictature : en plus des nombreuses arrestations « administratives » et des manœuvres d’intimidation dont il avait fait l’objet, son patron l’avait licencié de manière arbitraire. Ce n’ est qu’il y a deux ou trois ans qu’il avait pu retrouver un emploi aux Chemins de Fer. Le boulot n’était pas très bien payé mais ne demandait pas de connaissances particulières ni d’efforts intenses et, à son âge, disait-il, cela comptait. C’est lorsque son employeur le conduisit vers son affection à Los Pintados qu’il crut dans un premier temps à une plaisanterie. Il y avait certes une voie ferrée qui traversait l’ endroit mais pas de gare. Il y avait bien un village…mais pas d’habitants !
Quant au boulot , il se résumait à peu de choses en fait : Une à deux fois par semaine, les trains de marchandise se rendant à Iquique devaient ici se séparer d’une partie de leur convoi car la pente accédant au port était trop abrupte et les trains trop chargés couraient le risque de dérailler. Alors Ramon devait juste surveiller les wagons qui restaient en attente jusqu’à ce qu’une locomotive viennent les emmener à leur tour.
- Au début, je pensais ne pas pouvoir tenir plus de quinze jours dans cette atmosphère. Imaginez, la seule chose que vous voyez bouger autour de vous ce sont ces grands oiseaux noirs qui n’arrêtent pas tournoyer dans le ciel. Et puis ce bruit ! Le salpêtre, ça n’arrête pas de « travailler » vous savez, même la nuit ça craque ! Comme il fait plus froid, le minerai, il se rétracte, et de nouveau « ça chante », vous pouvez pas imaginer !
-Et puis, au bout d’un temps, on s’habitude, on trouve des occupations, je récupère des trucs à gauche à droite, et peu à peu je me suis fait mon nid ! J’ai même la télé maintenant, j’ai récupéré un vieux poste, je l’ai bricolé et avec mon groupe électrogène, je peux capter plein d’émissions. Enfin, presque, car il n’y a pas l’image. J’ai juste le son. Alors à la soirée j’écoute les films, mais toujours avec les mêmes images devant moi, sourit Ramon : les dunes, les étoiles, les ruines et au loin, les phares des poids- lourds traversant la Panaméricaine…
-Mais j’ai de l’imagination, j’ arrive à transformer les éléments de mon décor au gré des films et parfois, ça colle même plutôt bien. Tenez, l’autre jour par exemple il passait « Laurence d’Arabie », j’vous raconte pas l’ambiance.
Le plus difficile , c’est avec les séries américaines. Là, j’arrive pas bien à imaginer Miami ou Beverly Hills au milieu de toutes ces ruines.
-Quoique, une nuit, ça a pourtant pris une dimension tellement réaliste que j’en ai eu peur. J’étais en train d’écouter un film d’espionnage quand tout à coup, en plein milieu du film, j’entends une voiture s’approcher. Cette fois, ce n’était pas dans le poste. C’était pour de vrai. Il y avait un bac énorme, genre « Buick » avec des chromes partout qui s’était arrêté à quelques dizaines de mètres de ma baraque et puis… plus rien pendant près d’une heure. Il y avait deux types dans la voiture, mais ils ne bougeaient pas. Je voyais juste le mégot incandescent de leur cigarette. J’étais terrorisé. J’avais coupé la télé et éteint la lampe tempête et m’étais accroupi ici, juste où il y a cette brèche dans le mur. Soudain, il s’est passé un truc extraordinaire. D’abord un bruit assourdissant et puis, l’impression qu’une tempête se levait brutalement en soulevant d’ énormes nuages de poussières. Un hélicoptère venait de déboucher de derrière les dunes et se posait à quelques mètres de la voiture. Alors, tout s’est enchaîné en quelques secondes : les deux types de la Buick sont sortis de la voiture, ont ouvert le coffre et en ont extrait deux caisses visiblement très lourdes pour les hisser à bord de l’appareil. Ensuite, juste avant de grimper à leur tour dans l’hélicoptère, ils ont aspergé la voiture d’essence et l’ont fait flamber. Ça a cramé une bonne partie de la nuit !
-D’ailleurs, vous êtes passés à côté de la carcasse tout à l’heure, rien n’ a bougé depuis et personne n’est jamais venu me demander quoique ce soit au sujet de cette histoire dont je suis le seul témoin, alors, que voulez-vous, je ne dis rien à personne….

Nous avions terminé notre repas
A l’extérieur, le soleil déclinait et la chaleur devenait supportable. Le chien s’était blotti à mes pieds et l’odeur du thé envahissait l’étrange demeure du vigile de « Los Pintados ».
A travers les fentes du toit on pouvait encore deviner la ronde inlassable des grands oiseaux noirs dans le ciel. Il était temps de reprendre la route. (d'après "carnet de voyage de novembre 91")

(Ramon Cabrera, vigile de Los Pintados et unique habitant du village)


En marge de ce billet, un document rare filmé en 1924 lors des funérailles de Luis Emilo Recabarren (évoqué dans ce billet), père du Mouvement Ouvrier Chilien, fondateur du Parti communiste chilien. A noter, la chanson illustrant ce film interprétée et composée par Victor Jara

10 avril, 2008

Chili, des photos, des légendes...(8)

Iquique, la Guerre du Pacifique et les cités-fantômes (2)


Quitter Iquique en « stop » ne pose pas vraiment de problème. Il y a des quantités de camions qui transitent chaque jour par cette ville pour faire le plein ou assurer une livraison avant de reprendre la route à travers la pampa.
D’ailleurs, au bout d’une dizaine de minutes d’attente à la Copec (COmpagnie PEtrolière Chilienne) , un poids-lourd nous proposait déjà de monter à l’arrière de la plate-forme qu’il tractait. « Grimpez, et maintenez-vous fermement aux cordes, lança le chauffeur en faisant vrombir le moteur ».
L’espace disponible n’était pas beaucoup plus large que nos chaussures mais une fois en place et bien agrippés aux sangles qui maintenaient les colis sur la plate-forme, nous pensions que , même debout, il serait possible de faire un long parcours ainsi. C’était sans compter sur les chocs, la vitesse et surtout, la manière pour le moins nerveuse de conduire du chauffeur. De plus, les cordes auxquelles nous nous tenions n’étaient plus de première fraîcheur. L’idée de voir se rompre ces liens déjà bien usés et de tomber sous les essieux de la remorque (car il y avait aussi une remorque) me donne aujourd’hui encore des sueurs froides.
Au bout d’ une heure de ce calvaire sur la Panaméricaine, je mis à profit un léger ralentissement du camion pour héler le chauffeur et lui dire que nous souhaitions descendre. « Déjà ! s’écria le camionneur, mais vous n’êtes nulle part ici ! » Comme nous insistions, le camion finit par s’arrêter. Il n’y avait effectivement rien d’autre ici qu’une borne indiquant « kilomètre 129 » et un dérisoire abri de tôle destiné à protéger du soleil d’hypothétiques voyageurs. Comble d’ironie sur cet abri avait été peint un gigantesque cornet de glace. Tout autour, il n’y avait que le néant ou plutôt, la pampa. Non pas cette plaine herbeuse que les dictionnaires définissent telle une vaste étendue herbeuse où vont paître les vaches et les moutons, mais un vaste couloir de solitude minérale, écrasé de soleil, coincé entre la Cordillère côtière et celle des Andes.

Il y avait des tas d’histoires qui circulaient sur ces contrées autrefois tant convoitées pour leurs richesses. Des histoires un peu folles comme celle de ces aviateurs perdus qui, une nuit, après un atterrissage forcé, avaient aussitôt été dévorés par les rats.. Des histoires parfois un peu effrayantes évoquant la présence de créatures mi-hommes, mi cochons, d’enfants vampires et de cavaliers sans tête errant sans fin à travers les dunes grises.
Quelque soit la part de vérité de ces récits de vieux mineurs, de ces « vieux cassés » comme on les nomme ici, il régnait bel et bien dans la pampa un climat étrange, pesant, presqu’angoissant et ce, malgré le soleil radieux.

Il n’était pas encore midi. Nous nous étions assis un moment par terre, essayant de nous remettre un peu des émotions passées « à bord » du camion.

C’était l’heure où la terre commençait à se plaindre. Au début il fallait tendre l’oreille pour s’en rendre compte, mais peu à peu, l’impression confuse se précisait et le bruit devenait même obsédant.
De craquements secs en soubresauts millimétriques, le sol, chauffé à blanc, se mettait en mouvement. Il se tordait et s’éparpillait en vaguelettes ourlées d’écume minérale : le salpêtre surgissait.

Etait-ce la chaleur ou la fatigue de ce trajet périlleux mais j’avais à présent la tête un peu vide et je restais sans bouger à fixer un lézard impassible. Il semblait évaluer les risques qu’il encourrait en se glissant dans une fissure d’apparence bien accueillante. Y pénétrer était facile, en sortir dans une heure lui serait peut-être impossible…

Le passage d’un Pullman me sortit de ma torpeur. Depuis un moment déjà, on entendait le bruit des pneus se rapprocher sur l’asphalte ramolli. Ça me rappelait cette impression que l’on a lorsque l’on marche avec un chewing-gum collé à la semelle. Schlik, shlick, schlik….
Lorsque le car passa à notre hauteur, je vis qu’ aucun des passagers ne regardais le paysage.

J’en étais presque à regretter le confort de ces bus de grandes lignes. Avec leur climatisation et leur insonorisation, on s’y sentait protégé et surtout, complètement coupé de l’environnement parfois hostile.
Je me souviens, il y a quelques années, j’avais pris un de ces bus pour traverser le désert du côté de San Pedro de Atacama. L’adjoint au chauffeur, pour faire passer le temps aux voyageurs, avait choisi de passer un vieux film avec Charlton Heston. C’était le Cid, je crois, ou un de ces films historiques poussiéreux tournés dans des paysages aussi arides et désertiques que ceux traversés par le bus !

Comme il faisait trop chaud à présent pour attendre un véhicule et poursuivre notre route, nous décidâmes de nous approcher de ce village que nous avions aperçu dans le lointain et de nous y abriter jusqu’à ce que le soleil décline un peu.
C’était une de ces « officines » abandonnées comme il y en a des dizaines le long de la Panaméricaine, dans le Nord du pays. De véritables villages -parfois des villes- qui vivaient autrefois de l’exploitation du salpêtre jusqu’au jour où les chimistes allemands de Bayer réussirent à fabriquer ce produit (utilisé comme fertilisant) de manière synthétique. Dès lors, ces villes et villages péricliteront peu à peu, au point d’être totalement laissés à l’abandon.

Vers 1908, juste après la guerre du Pacifique, ces exploitations étaient presqu’exclusivement aux mains d’entrepreneurs anglais, dont le fameux John North qui avait acquis une bonne partie des exploitations à vil prix en plein conflit.

Les conditions de travail dans ces officines étaient dignes de celles des forçats et les ouvriers passaient des journées entières à casser la pierre sous un soleil de plomb. Une fois la caillasse débitée, il s’agissait ensuite de la hisser dans d’énormes cuves remplies d’eau que l’on portait à ébullition pour séparer les nitrates des substances indésirables. La bouillie obtenue était alors déversée dans des bacs. L’eau, s’évaporant rapidement laissait enfin apparaître le sel de la terre, le nitrate de potassium… le salpêtre du Chili.

Les ouvriers de ces exploitations étaient sous-payés et leur salaire était de surcroît constitué de « bons » qu’ils ne pouvaient échanger que dans les épiceries et magasins de l’entreprise (pulperias) . Commerces dont les prix étaient évidemment largement supérieurs à ceux pratiqués couramment en ville.

Le village abandonné où nous nous trouvions s’appelait « Los Pintados » -en référence aux gravures rupestres couvrant les dunes des alentours- et le premier édifice croisé fut une petite église. Au frontispice de celle-ci, il y avait un dessin naïf illustrant l’épître de Mathieu : « Qu’il est large et spacieux le chemin qui mène à la perdition. Qu’il est étroit et sinueux, celui qui mène à la vie éternelle… »

(fresques à Los Pintados)

(Voir également le superbe reportage que Nuages vient de consacrer aux villes-fantômes du Nord chilien ici)


02 avril, 2008

Chili, des photos, des légendes...(7)

Iquique, la guerre du Pacifique et les cités fantômes…(1)

Les noms de rues, les monuments et les statues des places sont des indices parfois bien utiles pour comprendre et s’immerger dans l’histoire d’une ville ou d’une région. Lorsque l’on se promène à Iquique par exemple, il est frappant de constater qu’une série de noms revient constamment. Ils sont autant de clés permettant d’entr’ouvrir les portes de cette cité qui, en apparence, ne pourrait être que balnéaire. Il y a la place Condell, les rues Baquedaño, Esmeralda ou Covadonga et, évidemment le fameux Arturo Pratt qui à lui seul baptise le môle, une place , l’université et, insigne honneur, a sa réplique grandeur nature face aux eaux vertes et tranquilles de la plus belle plage de la cité : la plage de Cavancha. « Qui ne connaît Cavancha ne connaît Iquique, proclame d’ailleurs les prospectus touristiques ».

Parlant d’Arturo Pratt, précisément, on ne peut évoquer la personnalité de ce militaire sans aborder le contexte historique pour le moins bousculé dans lequel il s’illustra.
Avant 1879, la configuration du Chili n’était pas encore celle qu’on lui connaît actuellement. Son voisin nordique, à l’époque, était la Bolivie qui occupait l’actuelle province chilienne d’Antofagasta. Une province stratégique pour ce pays altiplanique car elle lui permettait d’avoir son unique accès à la mer. Plus au Nord encore , à hauteur d’Iquique commençait le territoire péruvien. Des délimitations faisant de longue date l’objet de controverses car, bien que totalement désertiques, ces régions recelaient non seulement d’importants gisements de guano mais aussi d’argent et surtout de nitrate et de salpêtre. Ce dernier était utilisé pour la fabrication d’engrais (pour l’exportation européenne) et de poudre à canon. Une partie importante de l’économie chilienne reposait alors sur les bénéfices engendrés par l’exportation des nitrates.
A l’époque, le Chili avait même largement empiété sur le territoire bolivien pour installer des sièges d’exploitation de salpêtre moyennant versement d’importantes compensations financières à son voisin nordique.
C’est lorsqu’en 1879, le gouvernement de La Paz décide d’augmenter considérablement ces taxes d’exploitations que le Chili trouve le prétexte idéal pour envoyer manu militari son armée et s’octroyer du même coup -et définitivement- cette zone stratégique. Le Pérou, allié historique du Chili depuis les luttes d’indépendance tenta d’intervenir en médiateur mais en vain. Un pacte secret unissant la Bolivie au Pérou fut découvert et le Pérou devint, dans la foulée, un ennemi de plus à chasser hors des terres à nitrates.
Pour conquérir les territoires boliviens puis péruviens, la stratégie choisie par l’armée chilienne consistera à choisir la voie maritime et à faire débarquer ses troupes chaque fois un peu plus au Nord de la région à investir et ainsi l’isoler de ses sources de ravitaillement. Cette technique, nécessitant la suprématie en mer, engendra une série invraisemblable de combats navals et le conflit fut naturellement « baptisé » Guerre du Pacifique. Parmi ces combats, celui dit « d’Iquique » fut mémorable. Il se déroula le 21 mai 1879 lorsque deux navires péruviens tentent de forcer le blocus chilien qui durait depuis plus d’un mois et demi déjà. Un premier bateau chilien (l’Esmeralda, une vieille corvette en bois !) sera d’ailleurs coulé après, dit-on, un combat héroïque et une grande partie de son équipage va périr de même que son capitaine Arturo Pratt. Se sentant pousser des ailes par cette première victoire, les militaires péruviens tente de réserver le même sort au deuxième navire chilien assurant le blocus. Celui-ci (Le Covadonga) commandé par l’Amiral Carlos Condell parviendra cependant à entraîner son rival péruvien (l’Independencia, un bateau plus moderne, en acier …et plus lourd) vers les hauts-fonds et le fera s’échouer. Le vent avait de nouveau tourné et les chiliens reprenaient le dessus….. La victoire leur reviendra définitivement en 1881.A l’issue de cette guerre, la Bolivie aura perdu définitivement ses gisements de nitrate et surtout, son accès à la mer. Quant au Pérou, il aura même vu les troupes chiliennes, dans une démonstrations des plus mata mauresque s’avancer jusqu’à sa capitale, Lima ! C’est aussi au cours de cette guerre et dans le contexte chaotique l’entourant qu’un homme d’affaire britannique, John North, va acquérir l’immense partie des gisements de salpêtre de la région. On dit d’ailleurs de lui qu’il fut le véritable vainqueur de la Guerre du Pacifique, sans tirer une seule balle ! (d'après carnet de voyage de novembre 91)



(représentation "artistique" de la bataille d'Iquique, avec à gauche, la corvette Esmeralda en train de sombrer)