15 avril, 2008

Chili, des photos, des légendes...(9)

Iquique, la guerre du Pacifique et les cités-fantômes (3/3)

A Los Pintados

Passé la petite église, nous arrivâmes en vue d’une place. Quelques caroubiers y avaient pris racine sans la moindre organisation. L’un d’entre eux s’ingéniait même à pousser à travers la carcasse calcinée de ce qui avait été une limousine.
Là-bas, d’autres arbrisseaux sapaient les fondations d’un kiosque à musique. L’édifice le plus remarquable était cependant ce théâtre précédé d’une élégante galerie aux arcades bien dessinées.
Quelles pièces avaient-on pu jouer sur ses planches ? Qui étaient ces infortunés artistes qui un jour avaient dû se produire sur cette scène au cœur du désert ?


Je tentai d’imaginer la sonorité que des pianos ensablés pouvaient avoir, ou encore le timbre des violons à l’âme fendue par trop de sécheresse, celui de ces trompettes aux pistons constamment grippés.
Peut-être produisait-on ici des spectacles burlesques, des fantaisistes aux facéties aussi désuètes qu’ahurissantes comme celles dont s’était fait une spécialité l’ ineffable Hector « Comebomba ». Un artiste de music-hall qui se produisait vers 1900 dans les villes minières du Nord et dont l’unique numéro consistait à croquer avec les dents des ampoules électriques qu’il avalait ensuite sans, dit-on, faire la moindre grimace.

Après tout, manger du verre plutôt de la pierre ce n’était pas pire. Au moins, ce gars-là voyait du pays et devait se sentir plus libre que tous ces « cassés » devant lesquels il se produisait en échange d’une paillasse, d’un peu de nourriture et d’alcool.

Parmi les figures légendaires qui parcoururent inlassablement ce désert au début du siècle, il y en eut cependant certaines dont la réputation dépassa largement le cadre des salpêtrières du Nord, pour devenir de véritables emblèmes de la lutte ouvrière au Chili. Luis Emilio Recabarren était de celles-ci. Un sacré bonhomme qui s’était taillé une solide réputation d’agitateur en s’étant mis en tête de réveiller les consciences des travailleurs abrutis par les cadences de production infernale mais aussi l’alcool. Lors d’un de ses discours donnés comme de coutume dans une gargote infâme, il déclara notamment que la libération de la classe ouvrière passerait par la culture. A la fin de sa harangue, il persuada aussi son auditoire de briser toutes les bouteilles d’alcool et demanda à chacun de jeter son verre au sol. Contre toutes attentes, chacun obtempéra et au lendemain de ce discours, un cortège de travailleurs s’organisa pour se diriger jusqu’au siège de l’ entreprise qui les occupait. Le mot d’ordre était plutôt révolutionnaire : Recabarren avait demandé à chacun de brandir durant le cortège un livre, et pour ceux qui n’en avaient pas, un journal…

Le mouvement eut un tel retentissement que, jusqu’à la côte et dans les ports, les ouvriers occupés au déchargement des bateaux se croisèrent les bras lorsqu’il s’agissait d’une cargaison de boissons alcoolisées !
Si cette période d’auto privation ne dura que peu de temps (le président de l’époque Allesandri, sous prétexte de liberté de commerce, dépêcha l’armée pour décharger les bateaux et persuada les ouvriers que la bière et les alcools n’étaient que des rafraîchissement sans conséquence) Recabarren avait quand même fait très fort en persuadant les forçats du désert à l’abstinence éthylique !!

Au dehors, une légère brise s’était levée et formait ça et là de petits tourbillons de poussière qui se désagrégeaient presqu’aussitôt. Sur le point de se détacher, une tôle mal arrimée s’était mise à battre une mesure aléatoire. Un chien fauve apparut, le pelage noueux, couvert de croûtes et le regard vitreux. Il s’était arrêté à quelques mètres de nous et nous regardait sans broncher. Au loin, une silhouette humaine s’approchait lentement. L’homme avançait au milieu des rails, comme un haleur dont le fardeau aurait été ce train abandonné que l’on apercevait en retrait.
« Ne restez pas au soleil, cria l’homme en guenille, vous allez devenir fous ! »
Il nous fit signe de le suivre et le chien nous y encouragea à grand renfort de coups de truffe dans le pliant des genoux.

Il fallut quelques minutes pour s’habituer à l’obscurité de la pièce dans laquelle l’homme nous avait fait pénétrer. Il y avait peu de chose : un lit, une caisse retournée faisant office de table de nuit, une lampe-tempête et un mur couvert de photos de filles nues.
« Ah, les visites se font rares ces temps-ci, soupira l’hôte inattendu. Ça faisait un bout de temps que je vous observais avec mes jumelles. Lorsque je vous ai vu sortir du théâtre, j’ai crains un instant que vous repartiriez vers la route. C’est pour cela que j’ai lâché Pinocho pour attirer votre attention. L’homme parlait sans trop nous regarder, trop occupé à la préparation d’une omelette gargantuesque. Il sortit un moment pour aller remplir un broc d’eau qu’il fit ensuite bouillir sur un petit bec de camping.
« Ça, c’est pour le thé ! dit-il d’un air réjoui. Avec l’omelette et du pain « maison, » ça vous fera un chouette gueuleton, pas vrai ? »

L’unique habitant de « Los Pintados » s’appelait Ramon Cabrera. C’était un étrange personnage. Il aurait été impossible de lui donner un âge. Bien qu’assez dégarni, il me rappelait un peu Léo Ferré. Surtout ses yeux et cette manie qu’il avait de plisser nerveusement les paupières. Et puis ce regard. Celui d’un animal traqué ou d’un carnassier à l’affût ? Peut-être tout simplement celui d’un homme seul dans une ville oubliée de tous.
Au cours du repas, Ramon nous expliqua les raisons qui l’avaient fait aboutir dans cette contrée austère.
Autrefois, il avait été un militant actif au sein d’un syndicat clandestin dans chantier naval. Une appartenance qui lui avait valu de gros ennuis à l’époque de la dictature : en plus des nombreuses arrestations « administratives » et des manœuvres d’intimidation dont il avait fait l’objet, son patron l’avait licencié de manière arbitraire. Ce n’ est qu’il y a deux ou trois ans qu’il avait pu retrouver un emploi aux Chemins de Fer. Le boulot n’était pas très bien payé mais ne demandait pas de connaissances particulières ni d’efforts intenses et, à son âge, disait-il, cela comptait. C’est lorsque son employeur le conduisit vers son affection à Los Pintados qu’il crut dans un premier temps à une plaisanterie. Il y avait certes une voie ferrée qui traversait l’ endroit mais pas de gare. Il y avait bien un village…mais pas d’habitants !
Quant au boulot , il se résumait à peu de choses en fait : Une à deux fois par semaine, les trains de marchandise se rendant à Iquique devaient ici se séparer d’une partie de leur convoi car la pente accédant au port était trop abrupte et les trains trop chargés couraient le risque de dérailler. Alors Ramon devait juste surveiller les wagons qui restaient en attente jusqu’à ce qu’une locomotive viennent les emmener à leur tour.
- Au début, je pensais ne pas pouvoir tenir plus de quinze jours dans cette atmosphère. Imaginez, la seule chose que vous voyez bouger autour de vous ce sont ces grands oiseaux noirs qui n’arrêtent pas tournoyer dans le ciel. Et puis ce bruit ! Le salpêtre, ça n’arrête pas de « travailler » vous savez, même la nuit ça craque ! Comme il fait plus froid, le minerai, il se rétracte, et de nouveau « ça chante », vous pouvez pas imaginer !
-Et puis, au bout d’un temps, on s’habitude, on trouve des occupations, je récupère des trucs à gauche à droite, et peu à peu je me suis fait mon nid ! J’ai même la télé maintenant, j’ai récupéré un vieux poste, je l’ai bricolé et avec mon groupe électrogène, je peux capter plein d’émissions. Enfin, presque, car il n’y a pas l’image. J’ai juste le son. Alors à la soirée j’écoute les films, mais toujours avec les mêmes images devant moi, sourit Ramon : les dunes, les étoiles, les ruines et au loin, les phares des poids- lourds traversant la Panaméricaine…
-Mais j’ai de l’imagination, j’ arrive à transformer les éléments de mon décor au gré des films et parfois, ça colle même plutôt bien. Tenez, l’autre jour par exemple il passait « Laurence d’Arabie », j’vous raconte pas l’ambiance.
Le plus difficile , c’est avec les séries américaines. Là, j’arrive pas bien à imaginer Miami ou Beverly Hills au milieu de toutes ces ruines.
-Quoique, une nuit, ça a pourtant pris une dimension tellement réaliste que j’en ai eu peur. J’étais en train d’écouter un film d’espionnage quand tout à coup, en plein milieu du film, j’entends une voiture s’approcher. Cette fois, ce n’était pas dans le poste. C’était pour de vrai. Il y avait un bac énorme, genre « Buick » avec des chromes partout qui s’était arrêté à quelques dizaines de mètres de ma baraque et puis… plus rien pendant près d’une heure. Il y avait deux types dans la voiture, mais ils ne bougeaient pas. Je voyais juste le mégot incandescent de leur cigarette. J’étais terrorisé. J’avais coupé la télé et éteint la lampe tempête et m’étais accroupi ici, juste où il y a cette brèche dans le mur. Soudain, il s’est passé un truc extraordinaire. D’abord un bruit assourdissant et puis, l’impression qu’une tempête se levait brutalement en soulevant d’ énormes nuages de poussières. Un hélicoptère venait de déboucher de derrière les dunes et se posait à quelques mètres de la voiture. Alors, tout s’est enchaîné en quelques secondes : les deux types de la Buick sont sortis de la voiture, ont ouvert le coffre et en ont extrait deux caisses visiblement très lourdes pour les hisser à bord de l’appareil. Ensuite, juste avant de grimper à leur tour dans l’hélicoptère, ils ont aspergé la voiture d’essence et l’ont fait flamber. Ça a cramé une bonne partie de la nuit !
-D’ailleurs, vous êtes passés à côté de la carcasse tout à l’heure, rien n’ a bougé depuis et personne n’est jamais venu me demander quoique ce soit au sujet de cette histoire dont je suis le seul témoin, alors, que voulez-vous, je ne dis rien à personne….

Nous avions terminé notre repas
A l’extérieur, le soleil déclinait et la chaleur devenait supportable. Le chien s’était blotti à mes pieds et l’odeur du thé envahissait l’étrange demeure du vigile de « Los Pintados ».
A travers les fentes du toit on pouvait encore deviner la ronde inlassable des grands oiseaux noirs dans le ciel. Il était temps de reprendre la route. (d'après "carnet de voyage de novembre 91")

(Ramon Cabrera, vigile de Los Pintados et unique habitant du village)


En marge de ce billet, un document rare filmé en 1924 lors des funérailles de Luis Emilo Recabarren (évoqué dans ce billet), père du Mouvement Ouvrier Chilien, fondateur du Parti communiste chilien. A noter, la chanson illustrant ce film interprétée et composée par Victor Jara

1 commentaire:

Aude.G a dit…

Bonjour , je rêve d'aller en Amerique du Sud , Si vous deviez me conseiller un pays , lequel serait-ce ?
Merci d'avance.