27 mars, 2008

Chili, des photos, des légendes...(6)

Une belle journée à Visiviri...(Grand Nord chilien/Altiplano)

(Epicerie dans la puna, quelque part entre Visviri et Putre)
« Dès le départ, j’ai trouvé ce travail follement amusant ! D’abord, on rencontre des tas de gens formidables et puis surtout….manipuler autant d’argent, c’est vraiment très excitant !
-L’autre jour, un monsieur est venu jouer 15.000 pesos et en moins d’un quart d’heure, il est reparti avec dix fois sa mise ! ».
Celle qui s’exprime ainsi s’appelle Marisol. Elle est plutôt jolie avec sa mini-jupe noire, son chemisier blanc satiné et son petit nœud papillon. Depuis un mois, elle fait partie des « nouveautés » du casino d’Arica. En cette fin d’année, le prestigieux édifice a décidé de frapper un grand coup en embauchant un staff de superbes « croupières » dont la tâche sera d’encourager les joueurs à s’aventurer aux tables de « 21 » et de « crap »….
On n’en saura pas plus de cette petite révolution car l’article n’est pas complet… et pour cause. Il a été grossièrement découpé hors d’un journal local et déposé en guise de papier hygiénique dans les toilettes du « Rancho Ferroviar », la cantine jouxtant la gare de Visiviri.

A Visviri, tout est pauvre et désolé. La ville, la gare, le resto, ses W.C. …et lire une telle littérature dans un lieu aussi peu « glamour » confine au surréalisme.
En fait, tout ce qu’il y a à dire de Visviri se trouve imprimé sur une plaque métallique vissée sur le mur de la gare: « Visviri- altitude 4500 mètres- 1800 habitants » En dessous de ces informations laconiques, une sentence a été ajoutée « La drogue détruit l’homme ».

Au Nord, à moins de dix kilomètres de la petite ville, commence le Pérou. A l’ Est, la Bolivie est à peine plus lointaine. L’endroit est sans doute stratégique pour les narco-trafiquants mais en réalité je me demande si Visviri, la ville la plus nordique du Chili, existe vraiment. C’est juste un point sur un atlas. L’illustration parfaite de la cartographie illusoire. Les points et les lignes symbolisant les villages, les routes, les chemins de fer n’existent semble-t-il que pour combler les vides inquiétants d’une mappemonde que l’homme voudrait rassurante, familière et conquise.

C’est curieux cette habitude d’ imaginer (ou de souhaiter) une ville ou un lieu digne d’intérêt sous le seul prétexte que sa situation est aux confins d’une carte, au centre géographique d’un pays ou encore à l’intersection d’un méridien et d’un quelconque tropique. C’est qui est sûr, ce que Visviri porte bien son nom -encore que ce toponyme aurait très bien pu baptiser n’importe quel autre village de la puna- : en Aymara, Visviri signifie « la terre des vents ».
Ici, même dans les toilettes sordides de la gare où je me trouve, on n’est pas à l’abri. Des rafales précises et cinglantes s’infiltrent dans les moindres imperfections de la toiture.
A travers les fentes de la porte, tout ce que je peux voir sont ces passants échevelés traversant les rues poussiéreuses avec l’empressement ahuris de ceux qui cherchent un abri avant le bombardement.
Si nous nous trouvons à Visviri, c’est que Manuel Rios, l’instit’ de Guacoyo, nous avait recommandé l’endroit. Il y avait un ami qui, disait-il, pourrait nous faire connaître les environs et même nous loger un moment. Il s’agissait du médecin de la ville.
Mais arrivés à sa porte, un papier indiquait qu’il était en tournée dans les villages alentours et qu’il ne serait pas de retour avant deux ou trois jours. Heureusement, Manuel nous avait donné le nom d’une autre personne qui pourrait, le cas échéant, nous aider. Il s’agissait d’Omar Calderon. Jeune homme de 27 ans, fraîchement promu chef d’une gare où il n’y avait guère plus d’un convoi par jour, dont l’ « International Arica-La Paz ».L’homme, nous avait dit Manuel, avait accepté ce poste car 160.000 pesos mensuel était garanti. Un beau salaire comprenant une prime d’éloignement et une prime…..d’ « altitude » !

Nous rencontrâmes Omar au bar de la cantine ferroviaire.
C’ était un homme jovial, et, comme l’instituteur de Guacoyo, l’idée de partager un repas avec des gens de passage n’était pas pour lui déplaire.
Son bagou et sa bonne humeur feront même passer la chair coriace de ce vieux lama que l’on venait de nous servir ainsi que ce crapuleux vin glacé, présenté comme d’habitude dans un austère carton d’un litre.
Comme nous parlions français, le chef de gare crut que ça nous intéresserait d’avoir quelques nouvelles fraîches de France : « Vous avez vu dans le journal :Yves Montand est décédé hier ! ». Pour confirmer l’information Omar dépliait déjà le tabloïd. On y voyait une photo inattendue du « Galan francès » (le play-boy français) . Elle n’était pas extraite d’un de ses films ou prise lors d’un concert mais bien à l’occasion d’une visite de l’ artiste, il y a quelques années, dans le quartier populaire de la Victoria à Santiago. Un lieu tristement célèbre pour avoir subi à l’époque de Pinochet de sanglantes exactions.


« Le seul endroit de la ville un peu acceptable pour des touristes, c’est chez le vieux Lalo. Il faut connaître. Il n’y a même pas d’enseigne, je vais vous y conduire, lâcha Omar en avalant son dernier morceau de lama».

La pension ressemblait furieusement à un débarras dont le délabrement général n’avait d’égal que le vieillard édenté qui la gérait. Il y avait dans cette pièce qui ressemblait à un dortoir une dizaine de lits superposés garnis de matelas troués et maculés de taches suspectes. Le plafond était constitué de tôles déglinguées et une bonne partie du plancher avait disparu. Sans doute brûlé un jour de grande froidure. L’installation sanitaire se résumait quant à elle à un puit d’où l’on pouvait extraire l’eau au moyen d’un bidon attaché à une corde.
Un dispositif inutilisable car au matin, le gel rendait la corde plus raide encore qu’un câble d’acier !….

Cette nuit sera aussi très étrange.

Par je ne sais quel phénomène physique dû probablement à l’altitude et aux hautes pressions atmosphériques, l’air était comme saturé d’électricité statique. Le moindre mouvement de tête sur l’oreiller synthétique provoquera une véritable « décharge » dressant non seulement les cheveux sur la tête mais surtout nimbant le visage d’une sorte d’aura des plus irréelles.
Peut-être faudrait-il chercher de ce côté pour trouver une explication plausible aux saintes auréoles?



Avant de boucler ce circuit à travers la puna « nordique » et regagner Arica, nous avons décidé d’une dernière étape dans le petit village de Putre. Au départ de Visviri, il n’ y a qu’une centaine de kilomètres à parcourir vers le Sud-Ouest, mais la piste est mauvaise et le chauffeur du bus choisira un itinéraire –apparemment- des plus fantaisistes.

Comme ce bus vient de Bolivie, il doit, avant de reprendre sa route, se soumettre ici à une série de formalités douanières tatillonnes et à une fouille minutieuse. Celle-ci, comme on s’en doute, se révèlera peu fructueuse, excepté la découverte (et la confiscation immédiate) de quelques malheureuses bananes oubliées dans les bagages d’une paysanne bolivienne distraite. (L’importation au Chili de denrées alimentaires fraîches est soumise à une réglementation très sévère).

C’est dès après l’embarquement des passagers que le voyage prendra une tournure singulière. A peine une demi-douzaine de kilomètres plus loin, le chauffeur entamera un circuit compliqué dans l’écheveau des pistes locales où, presqu’ à chaque croisement, des cyclistes chargés de balluchons les plus divers attendent et font signe au chauffeur d’arrêter. Le scénario est bien rôdé : le bus s’immobilise quelques secondes et les ballots sont aussitôt jetés par les portes entr'ouvertes.
Les colis sont à peine réceptionnés que le bus redémarre en trombe. C’est alors que des passagères se précipitent sur les paquets pour les ouvrir et en sortir des vêtements en cuir flambant neufs -essentiellement des vestes en provenance d’Argentine-. Chaque femme en enfilera deux ou trois, l’une sur l’autre, puis réajustera sur le tout un grand poncho d’alpagua en guise de camouflage. En quelques minutes, ces femmes auront pris une sacré tour de taille mais qu’importe, l’ « Opération Cuir d’Argentine » a une fois de plus remarquablement bien fonctionné…au nez et à la barbe des douaniers…..


Le reste du voyage se déroulera normalement, exception faite d’une crevaison un peu avant le terme de cette étape.



Putre est un petit village bien situé. Il est entouré de montagnes et est épargné des grands vents altiplanesques. Les gelées nocturnes semblent aussi moins intenses et l’infrastructure générale est plutôt bonne. Il y a même un bureau des postes et de téléphone ainsi qu’une succursale de la Banque du Chili. Un tout nouveau bâtiment dont l’architecture est inspirée des constructions traditionnelles aymara avec les murs en adobe et le toit recouvert de chaume.


A environ cinq kilomètres en dehors du village, par un sentier chaotique longeant un ravin on peut aussi accéder à un lieu magique. Au pied d’une falaise d’aspect crayeux, des hommes ont dessiné il y a six ou huit mille ans avant notre ère un vaste tableau aux couleurs rouges et ocres figurant une scène de chasse sans doute mémorable. On y voit des lamas ou des vigognes par centaines, une quantité de personnages dans différentes positions et des nuées de signes cabalistiques étranges…On regarde tout autour de soi…. et l’on se dit que le paysage, depuis lors, n’a pas peut-être pas beaucoup changé.



(Paysages près de Putre)

19 mars, 2008

Chili, des photos, des légendes...(5)

A Guagoyo (Grand Nord chilien/Altiplano)


Un poids-lourd transportant des télévisions nous a laissé à l’entrée de Guacoyo, non loin d’un petit bâtiment de construction récente : l’école du village.

Lorsque le puissant Scania disparut de notre vue, tout redevint calme et silencieux.
Dans cette plaine caillouteuse, le village aux cinquante maisonnettes se désespérait comme si, à l’horizon, l’étau de la Cordillère se resserrait chaque jour davantage.

L’homme qui se tenait face à la petite école continuait imperturbable à assembler des tiges d’acier destinées à un coffrage.

Avait-il vu le camion ? Avait-il remarqué que deux étrangers en étaient sortis ? Rien ne le laissait supposer. D’ailleurs notre premier contact avec lui fut aussi dru que les buissons de quenoa aux alentours.
« Planter une tente ?….Ouais….Peut-être….Pourquoi pas ? »
Aux fenêtres de la classe étaient apparus quelques visages d’enfants un peu ébahis.
Nous étions sales, hirsutes et notre démarche appesantie par le poids des sacs devaient faire de nous une attraction peu courante.
Mais les regards curieux disparurent presque aussitôt, sans doute suite à l’injonction d’un instituteur soucieux de reprendre sa classe en main.

Comme dans toutes les écoles du monde, une pause aurait lieu vers midi. Ce serait le bon moment pour rencontrer le maître et lui faire part de notre intention de rester un jour ou deux à Guacoyo.
Peut-être pourrait-il aussi nous indiquer un emplacement propice pour établir notre campement.
Aussi curieux que cela puisse paraître dans un environnement si vaste et sauvage, choisir un site pour dresser une tente n’est pas toujours aisé. D’abord, en raison de l’absence totale du moindre relief permettant de se protéger du vent, enfin, par convenance, nous n’imaginions pas nous approprier un bout de terrain, ne fût-ce qu’une nuit sans en aviser les propriétaires.

La cloche annonçant l’interruption de midi venait de retentir. Une dizaine d’élèves aussitôt suivis de leur instituteur sortaient déjà de la classe..
Le maître s’avança et nous tendit la main. Il s’enquit aussitôt de notre présence en ce lieu perdu avouant toutefois son bonheur de rencontrer pour la première fois en huit ans deux touristes dans « son » village.
Il allait pouvoir faire quelque chose pour notre logement mais ne voulait en dire plus pour l’instant car le moment était mal venu : Manuel Rios, l’instituteur, consacrait en effet cette heure de midi à des cours qu’il prodiguait aux villageoises désireuses d’apprendre à lire et à écrire. La demi-douzaine de femmes qui suivait ces cours n’avait d’ailleurs pas attendu le maître pour pénétrer dans la classe. Déjà, elles s’étaient assises en demi-cercle sur les petites chaises que les enfants venaient à peine de déserter. Coiffées du traditionnel chapeau-melon et revêtue d’un ample poncho, elles semblaient faire corps avec leurs sièges dont les pieds disparaissaient sous la lourde étoffe d’alpaga.
En attendant le maître, la classe se mettait progressivement à résonner des rires, des conversations joyeuses et des remarques amusantes que ces singulières étudiantes avaient peut-être à notre égard. Rien cependant dans leur langage ne nous était familier ou compréhensible : toutes s’exprimaient entre-elles en Aymara.


« Vous savez, nos relations les plus privilégiées resteront toujours celles que nous entretenons avec nos frères du Pérou ou de Bolivie, nous dira plus tard Clara, une des élèves adultes de Manuel »
« Avec les Chiliens, ceux qui se disent les « vrais », nos rapports sont marqués par la méfiance, la suspicion et parfois la haine. Comment réagir différemment face à leurs remarques racistes ou moqueuses vis à vis de la couleur de notre peau, de notre petite stature ou encore de notre soi-disant manque d’éducation. Les gringos n’ont aucune considération pour nous et leur obstination à nier notre existence et notre culture semble s’enraciner toujours davantage».

Manuel, resté un peu retrait, ne perdait rien de cette diatribe inattendue et improvisée à l’attention de deux inconnus mais Clara ne s’en était guère soucié. D’ailleurs l’expression approbatrice de l’instituteur n’aurait pu que la conforter et peut-être même l’encourager à s’exprimer davantage.

Bien qu’il fût de la ville, blanc et instituteur de surcroît, l’ intégration de Manuel dans le village semblait être une réussite et la confiance que devaient lui témoigner ses habitant était apparemment acquise.



Manuel nous expliquera qu’il avait été affecté à Guacoyo en qualité d’instituteur il y a huit ans déjà, en 1984. Une époque où il ne se doutait pas encore des particularités de la tâche qu’il allait accomplir jusqu’à ce jour et sans doute pour longtemps encore.
Atterrir à Guacoyo, pour une première affectation, ce n’était pas banal. Comme beaucoup de communautés rurales andines, Guacoyo est absent de la plupart des cartes géographiques. Il faut dire qu’il n’y a ni station d’essence, ni hôtel pas plus que de commerce. Quant aux « technologies modernes », on en connaissait ici que les nuages de poussière soulevés au passage des convois chargés d’ordinateurs ou de télévisions se rendant en Bolivie.


De toutes façons, ici, l’électricité reste une énergie de luxe que l’on ne s’autorise qu’avec la plus grande parcimonie.
Si un groupe électrogène est bel et bien opérationnel , il n’est le plus souvent utilisé que lors d’évènements importants : le carnaval, la procession et la fête du Saint Patron…
A Guacoyo, il n’ y a pas non plus de poste de police ni de mairie. Finalement, c’est cette modeste école qui constitue le centre nerveux du village, c’est ici que l’on se rencontre, que les décisions importantes sont prises. Manuel, en tant qu’instituteur, faisait donc office d’autorité.

Dès la fin de son cours pour adultes, il nous fera rentrer dans son bureau, un petit local jouxtant la classe. Cet endroit lui tenait lieu également de bibliothèque et de salon. Manuel y prenait aussi tous ses repas. Cet après-midi, il n’y avait pas cours et comme aucune affaire urgente ne l’appelait au dehors, il nous proposa de nous délester de nos bagages et de nous asseoir un moment pendant qu’il préparait sa pitance. Tout l’univers de Manuel tenait ici : une petite cuisine aux ustensiles dépareillés, un cabinet de toilette sans eau courante, une chambre au dépouillement monacal et cette pièce dans laquelle nous attendions une solution à nos dérisoires problèmes d’hébergement.

L’instituteur venait de réapparaître rayonnant avec une assiette remplie d’une bouille dont l’essentiel devait se composer de lentilles.
« L’élevage du lama vous passionne à ce point ? s’exclama-t-il en désignant les ouvrages que nous avions choisis dans sa bibliothèque en l’attendant »
De fait, les livres que nous nous étions permis de compulser avaient trait à des techniques de tonte des alpagas et d’autres décrivaient avec force diagrammes, tests comparatifs et formules chimiques, les différents modes de déparasitage de ces mêmes camélidés.
« Comme vous le constatez, cela nous écarte bien de l’enseignement de l’espagnol, de sa grammaire ou des mathématiques.
Au fil des années, j’ai compris que pour m’intégrer à la communauté, il fallait que je m’intéresse de plus près aux traditions et au mode de vie des gens de l’altiplano et surtout, à leur économie, basée sur l’élevage. Une économie qui est ni plus ni moins la pierre angulaire d’une culture que d’aucuns dans ce pays voudraient réduite à un folklore obsolète.
« Aujourd’hui, j’ai acquis pas mal de connaissances à ce sujet, d’ailleurs, il ne se passe plus une semaine sans que l’on vienne me consulter pour tenter de remédier à des problèmes de production ou d’entretien du cheptel ! Si pour quelque raison j’étais obligé de changer de métier, je pense que je pourrais devenir un bon pasteur ! »


Comme au dehors, la lumière prenait une belle teinte fauve et que le vent redoublait d’intensité, Manuel se rappela qu’il était temps de nous trouver un lieu pour passer la nuit. « Je ne vois qu’une possibilité, avança enfin l’instituteur: Vous dormirez dans la classe ! A condition que vous l’ayez quitté avant neuf heures, lorsque les cours commencent !
La solution nous convenait plutôt bien car la nuit s’annonçait glaciale. Quant au repas du soir, Manuel venait de nous proposer de le prendre en sa compagnie. « Je ne rentre à Arica qu’une fois tous les quinze jours et parfois la solitude me pèse un peu. Ça me fera plaisir d’avoir quelqu’un à qui parler.
-Vous avez vu, pour le moment, pratiquement toutes les maisons du village sont inoccupées. Leurs propriétaires sont partis avec leurs troupeaux en quête de « pâturages » et partent très longtemps. Parfois, lorsqu’ils ont trouvé un lieu propice, ils se construisent un abri ou une petite maison en pierre et bien souvent, il leur arrive de ne plus rentrer que pour une grande occasion. C’est d’ailleurs comme cela qu’apparaissent les nouveaux villages et que, vraisemblablement Guacoyo est apparu »

Il est vingt heures et il fait nuit. Nous avons posé nos matelas dans la classe et avons déambulé un peu dans le village désert avant de nous rendre à notre rendez-vous.

Chez Manuel, il fait bon à présent. Dans le poêle, des morceaux de llaretta sont en train de se consumer lentement. L’instituteur vient d’allumer la lampe à pétrole et règle la hauteur de la flamme. Autour de la table il y a déjà deux personnes qui ont pris place pour partager le repas. Il y a l’ouvrier, celui qui ce matin travaillait devant l'école
et un jeune élève de Manuel. Il dit s’appeler Victor Hugo. « C’est son prénom précise l’instit’ ! » Comme Manuel s’active au fourneau, nous discutons un moment avec le gamin. Il nous dit qu’il va avoir sept ans dans trois semaines, qu’il est peu fatigué car ses journées commencent tôt, vers cinq heures du matin. Avant de venir à l’ école, nous dit-il, il doit aider sa maman à rassembler le troupeau et va le conduire là où il y a un peu d’herbe, près du rio Cosapilla. L’ouvrier regarde l’enfant , acquiesce en souriant et poursuit. « C’est comme ça ici, dès que les enfants savent lancer des cailloux et parler aux lamas, il est temps de les faire travailler !

-D’ailleurs beaucoup d’enfants de son âge sont déjà propriétaires d’ un beau petit cheptel. Souvent, à l’ âge d’un an, les parents offrent à leurs enfants deux lamas femelles. Ainsi, si les animaux sont de bons reproducteurs, les enfants se retrouvent avec un beau patrimoine à l’âge du mariage. » Comme nous l’avait dit tout à l’heure Manuel, ces gens ont un sens de l’économie extraordinaire et font aussi preuve dès le plus jeune âge d’un don hors normes pour les calculs et les mathématiques. « Les Aymaras économisent toujours mais ne dépensent jamais » dit-on ici.

Après le repas, toujours à base de lentilles et de quelques morceaux de viande de lama, nous suggérons à Manuel de déguster un Pisco Sour avant d’aller dormir. Heureusement, nous avions songé à acheter tout le nécessaire pour confectionner ce divin breuvage avant notre départ vers les hauts plateaux. Cela semble avoir été une bonne idée. Manuel est ravi et demande à diriger lui même les opérations de préparation . « Il n’y a qu’un Chilien qui puisse réussir un vrai Pisco Sour, je vais vous enseigner, nous dit-il ».
Le vent, au dehors a cessé et dans le ciel, jamais les étoiles n’ont été aussi nombreuses.
Le bureau de Manuel est devenu l’endroit le plus chaud et le plus intime de la planète et qu’importe si les montagnes nous écrasent, que la terre se mettent à trembler ou qu’il gèle au point de pétrifier un troupeau de lama….
Pour la première fois de la journée, Manuel semble se détendre et un vague sourire lui vient aux lèvres. D’une armoire il a sorti une caissette de trésors. Pêle-mêle s’y trouvent entassés des cailloux étranges et colorés, des insectes séchés et surtout une étonnantes collection de petites pièces en terre séchée représentant des églises et des chapelles.
« Ce sont « mes » enfants qui les confectionnent. Si on les met côte à côte, on a un aperçu de pratiquement tous les styles de constructions religieuses que l’on rencontre dans l’altiplano, s’émerveille l’instituteur » . Parmi les miniatures : une émouvante reproduction de l’église de Guacoyo….celle que Manuel préfère visiblement.



Il n’ y avait aucun risque que l’on fasse la grasse matinée aujourd’hui et Manuel n’avait pas craindre que l’on ne puisse libérer la classe avant le début des cours.
Dés l’aube, Un grondement sourd a envahi la plaine puis un grand nuage de poussière est venu iriser les premières lueurs du jour. Une cinquantaine de lamas viennent de
quitter leur enclos et s’en vont rejoindre le rio. Une femme et deux enfants ferment le convoi. Peut-être le petit Victor Hugo fait-il partie de l’expédition.
Pour notre part, nous commençons la journée par la corvée eau. Nous avions promis la veille à Manuel d’aller au puits pour l’aider à constituer la réserve quotidienne.
Après une toilette sommaire, le petit-déjeuner et une balade dans les environs, nous assistons vers neuf heures à l’ arrivée des élèves. Le début de la journée est marquée par un petit rituel quelque peu martial. D’abord, quelques coups de cloche annoncent le rassemblement. Sans attendre, les élèves se mettent alors en rangs face au drapeau chilien et au buste du Libérateur Bernardo O’ Higgins. Les élèves se mettent ensuite au garde à vous, saluent leur professeur puis se mettent en position de repos. La voix et le regard de Manuel se veulent cette fois sévères. A côté, l’illustre héros de l’Indépendance fait figure de doux rêveur avec ses yeux rivés vers l’hypnotique Cordillère.
La petite troupe se dirige alors vers le réfectoire pour le petit-déjeuner. Une paysanne a troqué poncho et chapeau-boule pour un ensemble tablier-bonnet blanc aseptisé sur lequel figure le logo du groupe pharmaceutique Pfizer. Commence alors la distribution des fruits, des petits pains et des yogourts. A dix heures, les cours commencent. Quelques bancs, le bureau du maître et un portrait flambant neuf du Président Aylwin constituent l’ensemble du matériel scolaire, mais tout est numéroté et frappé d’un austère « Propriété de l’Etat ». Y compris la boîte de craie .
La classe est composée d’une quinzaine d’élèves âgés de 7 à 14 ans.Tous ont cours en même temps mais Manuel adapte son programme selon l’âge et la maturité de chacun.
Dans les livres distribués aux élèves, les dessins illustrant la grammaire et l’orthographe représentent des familles « modèles » chiliennes où l’on voit la maman faisant la vaisselle et le papa lisant le journal ou regardant la télévision. Un univers étrange où l’on parle espagnol, les maisons sont carrées, les vêtements seyants, le mobilier fonctionnel et la voiture dans le garage…..

A propos de voiture, il y en a justement une en stationnement devant l’école. C’est une vieille Chevrolet des années soixante. A l’arrière, deux lamas ont été installés, les pattes entravées. Ils sont marqués et attendent d’être emmené à l’abattage du côté de Visviri, à la frontière bolivienne. Nous allons faire le voyage avec eux….

10 mars, 2008

Chili, des photos, des légendes...(4)

Aux alentours de Parinacota....


La perception du paysage dans les hauts-plateaux a quelque chose d’étrange : la remarquable transparence de l’air annule en effet les distances, comprime les volumes et met soudain les étoiles, les planètes et les cimes enneigées sur un plan presqu’identique. Cette illusion assez troublante a d’ailleurs dû inciter plus d’un marcheur désinvolte à se risquer en dehors des pistes séculaires. : Ah, qu’ il serait facile de parvenir au pied de ces collines soufrées, de gravir ces amoncellements de basalte, de se jucher au sommet de ces promontoires aux formes insolites…. Mais surtout risquer de s’épuiser ou de se perdre avant même d’en atteindre les premiers soulèvements !
Cette carcasse blanchie que l’on aperçoit dans le lointain ne serait-elle pas celle d’un lama victime lui aussi de la même aberration ?

Alentours, la plaine en se réchauffant fait à présent vibrer le silence.
Ce silence qui sans doute doit prévaloir à l’aube des grandes éruptions. Ici, des ultimes cataclysmes subsistent des champs entiers jonchés de blocs de lave durcie. Projectiles cyclopéens aux géométries inconnues.
La plupart de ces roches est couverte d’une épaisse et volontaire toison verte. Une inspection peu minutieuse pourrait faire assimiler cette végétation à un parasite ou un quelconque lichen, pourtant il s’agit d’un arbuste : la Llaretta. Une plante ligneuse au mode de croissance bien particulier. La rareté de l’oxygène et les longues périodes de sécheresse lui imposent en effet un système d’expansion en surface plutôt qu’en hauteur.
Afin d’éviter une trop grande déperdition d’eau ses feuilles demeurent en outre des plus minuscules. Le caractère le plus étonnant de cet arbre, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, réside dans sa propension à se choisir pour support, le plus ingrat qui soit : la pierre.
Cette obstination à recouvrir et épouser dans ses moindres recoins les plus imposants des mégalithes n’a en fait d’égal que l’extrême lenteur avec laquelle la Llaretta se développe : un centimètre carré par an !
Voilà comment, au bout de quelques siècles de patience, les « pierres molles » voient le jour.
Curieusement les spécialistes apparentent cette plante à une espèce assez banale sous nos latitudes : le persil. Mais certaines des vertus médicinales de ces deux végétaux ne seraient-elles pas communes ? J’avais appris de ma grand-mère qu’il ne fallait jamais abuser du persil. Celui-ci, consommé à dose excessive, avait la propriété, disait-elle, d’épaissir le sang…
Dans l’altiplano, depuis des temps immémoriaux, les indigènes utilisent précisément la sève de la Llaretta pour l’appliquer sur les blessures et ainsi favoriser leur cicatrisation. Une plante dont les fleurs sont également utilisées en décoction pour soigner l’asthme.
Enfin, la Llaretta fait également l’objet d’un commerce au sein des communautés locales. En effet, ce dense maquis formé d’une multitude d’ infimes troncs enchevêtrés constitue un précieux combustibles d’appoint.
Dans les jours à venir, nous croiserons d’ailleurs de singulières caravanes de lamas chargés et recouverts de lambeaux entiers de Llaretta au point de transformer les fameuses bêtes de somme en véritables buissons sur pattes.

Pendant que nous observions cette étrange végétation, le silence fut perturbé à plusieurs reprises par le bruit de petits éboulement provenant d’un talus émergeant d’une lagune toute proche.
Comme on pouvait facilement accéder au promontoire par une sorte de digue naturelle formée d’épaisses couches de sel, nous décidâmes de nous approcher un peu plus.
A peine arrivés au pied du monticule, l’activité pressentie redoubla. Déplacements furtifs, mouvements saccadés et nerveux d’une faune inquiétée par notre intrusion inattendue.
Enfin, une touffe de poils gris surgit, ou plus exactement, une paire d’oreilles. Au bout d’un moment, l’animal finit par se laisser démasquer. Il avait la taille et la démarche d’un lapin et la tête pouvait évoquer celle d’une marmotte. C’était pourtant sa queue qui était la plus intrigante. Elle était longue, épaisse, d’apparence soyeuse et maintenue en spirale. C’était la première fois que nous apercevions ce que les gens d’ici appellent la vizcacha.
Une variété de chinchilla fort répandue dans cette contrée et cet îlot rocheux s’avérait être un véritable repaire pour bon nombre d’entre eux.
(d'après carnet de voyage de novembre 91)


(L'église de Parinacota)

05 mars, 2008

Chili, des photos, des légendes...(3)

Arica et le Grand Nord chilien, Parinacota

En dépit d’une légère amélioration de mon état général, nous levons le camp ce matin et décidons de gagner Parinacota, un petit village situé un peu plus bas, à une vingtaine de kilomètres en aval.
Un ingénieur originaire de Santiago nous charge assez rapidement et nous parcourrons une partie du chemin en sa compagnie.
Cet homme semble vouer une réelle aversion pour le Grand Nord chilien, mais il n’a guère le choix. Son patron l’a envoyé pour de longs mois dans cette contrée afin de superviser d’importants travaux de réfection de la voie. Il juge par ailleurs notre projet de séjour dans l’altiplano comme un véritable et inutile sacrifice. Tout au long du trajet, il ne cessera de répéter telle une vaine lamentation : « Ah, si vous connaissiez le Sud ! ».
Au bout de quatre ou cinq kilomètres, l’ingénieur arrête déjà son véhicule pour se diriger vers une équipe d’ouvriers attendant les instructions du jour.
Le physique et l’accoutrement de ces hommes évoquent d’antiques guerriers mongols. Petits et trapus, chacun d’eux porte sur le visage un étrange rictus dont on ne sait s’il s’est figé à la suite d’une trop longue et béate contemplation des lieux ou si elle est due à une mutation génétique provoquée par l’intense luminosité et le vent glacial des steppes.
Un ample survêtement ainsi qu’une casquette aux larges rabats fourrés achèvent de donner à leur silhouette une allure monolithique.
« Il n’y a qu’eux qui savent travailler ici, soupire l’ingénieur. Ils viennent tous des environs, ce sont d’authentiques Aymaras. A force de vivre à cette altitude, ils ont acquis une capacité thoracique surdimensionnée…Ah, mais si vous connaissiez le Sud… ».
Le véhicule a maintenant repris sa course. Dans le rétroviseur, nous voyons le petit groupe s’éloigner. Il a repris le travail au rythme lent et mesuré d’une colonie de forçats.

Parinacota est un infime hameau où ne vivent que deux familles et une dizaine d’enfants. La plupart des maisons ont été désertées, les toitures sont éventrées et bon nombre de murs sont partiellement détruits.
Une église d’une merveilleuse sobriété confère cependant à elle seule tout son charme au village.
Enfin, seul le bâtiment du garde-parc, un peu en retrait du village, est de construction récente et fait l’objet d’un entretien particulier.
Nous y sommes accueilli par une jeune femme dont c’est la première semaine de travail dans cette partie de la réserve. Elle avoue être toujours en période d’ « acclimatation » et ses journées pour l’instant se résument à de longues heures passées au lit entrecoupées de courtes périodes de travail au cours desquelles elle tente de mettre un peu d’ordre dans les dossiers laissés par son prédécesseur. Elle nous autorise à planter notre tente à proximité et accepte que nous utilisions les sanitaires pour nous ravitailler en eau.
Le reste de l’après-midi est consacré à l’installation du campement et à la récolte de petit bois pour le feu du soir.
La recherche de matériaux combustibles est l’une des tâches les plus ingrates pour les populations vivant sur ces hauts plateaux tant la végétation est rare et chétive. On estime, selon les données de la garde-parc, qu’un membre au moins de chaque famille sacrifie ici quotidiennement sept à huit heures à cette vitale corvée.
Pendant que nous amassions quelques maigres brindilles, un enfant, soudain, a surgi de nulle part. Lentement, il s’est approché de nous puis sans un mot s’est mis à compléter notre petite réserve de bois. Après avoir constitué un fagot de belle
taille, il est venu le déposer près de la tente et s’en est allé tout souriant.
Cet enfant, avec l’employée de la réserve, sera notre seule rencontre à Parinacota. Si l’on entend bien de temps à autre une porte grincer, le bruit d’une barrière se refermer, si l’on devine parfois une ombre furtive se glisser parmi les ruelles chaulées, jamais personne cependant n’apparaît.
Les lamas, croisés dès notre arrivée au village, n’avaient-ils pas eux-mêmes d’emblée adopté une attitude des plus réservées à notre égard ?