19 mars, 2008

Chili, des photos, des légendes...(5)

A Guagoyo (Grand Nord chilien/Altiplano)


Un poids-lourd transportant des télévisions nous a laissé à l’entrée de Guacoyo, non loin d’un petit bâtiment de construction récente : l’école du village.

Lorsque le puissant Scania disparut de notre vue, tout redevint calme et silencieux.
Dans cette plaine caillouteuse, le village aux cinquante maisonnettes se désespérait comme si, à l’horizon, l’étau de la Cordillère se resserrait chaque jour davantage.

L’homme qui se tenait face à la petite école continuait imperturbable à assembler des tiges d’acier destinées à un coffrage.

Avait-il vu le camion ? Avait-il remarqué que deux étrangers en étaient sortis ? Rien ne le laissait supposer. D’ailleurs notre premier contact avec lui fut aussi dru que les buissons de quenoa aux alentours.
« Planter une tente ?….Ouais….Peut-être….Pourquoi pas ? »
Aux fenêtres de la classe étaient apparus quelques visages d’enfants un peu ébahis.
Nous étions sales, hirsutes et notre démarche appesantie par le poids des sacs devaient faire de nous une attraction peu courante.
Mais les regards curieux disparurent presque aussitôt, sans doute suite à l’injonction d’un instituteur soucieux de reprendre sa classe en main.

Comme dans toutes les écoles du monde, une pause aurait lieu vers midi. Ce serait le bon moment pour rencontrer le maître et lui faire part de notre intention de rester un jour ou deux à Guacoyo.
Peut-être pourrait-il aussi nous indiquer un emplacement propice pour établir notre campement.
Aussi curieux que cela puisse paraître dans un environnement si vaste et sauvage, choisir un site pour dresser une tente n’est pas toujours aisé. D’abord, en raison de l’absence totale du moindre relief permettant de se protéger du vent, enfin, par convenance, nous n’imaginions pas nous approprier un bout de terrain, ne fût-ce qu’une nuit sans en aviser les propriétaires.

La cloche annonçant l’interruption de midi venait de retentir. Une dizaine d’élèves aussitôt suivis de leur instituteur sortaient déjà de la classe..
Le maître s’avança et nous tendit la main. Il s’enquit aussitôt de notre présence en ce lieu perdu avouant toutefois son bonheur de rencontrer pour la première fois en huit ans deux touristes dans « son » village.
Il allait pouvoir faire quelque chose pour notre logement mais ne voulait en dire plus pour l’instant car le moment était mal venu : Manuel Rios, l’instituteur, consacrait en effet cette heure de midi à des cours qu’il prodiguait aux villageoises désireuses d’apprendre à lire et à écrire. La demi-douzaine de femmes qui suivait ces cours n’avait d’ailleurs pas attendu le maître pour pénétrer dans la classe. Déjà, elles s’étaient assises en demi-cercle sur les petites chaises que les enfants venaient à peine de déserter. Coiffées du traditionnel chapeau-melon et revêtue d’un ample poncho, elles semblaient faire corps avec leurs sièges dont les pieds disparaissaient sous la lourde étoffe d’alpaga.
En attendant le maître, la classe se mettait progressivement à résonner des rires, des conversations joyeuses et des remarques amusantes que ces singulières étudiantes avaient peut-être à notre égard. Rien cependant dans leur langage ne nous était familier ou compréhensible : toutes s’exprimaient entre-elles en Aymara.


« Vous savez, nos relations les plus privilégiées resteront toujours celles que nous entretenons avec nos frères du Pérou ou de Bolivie, nous dira plus tard Clara, une des élèves adultes de Manuel »
« Avec les Chiliens, ceux qui se disent les « vrais », nos rapports sont marqués par la méfiance, la suspicion et parfois la haine. Comment réagir différemment face à leurs remarques racistes ou moqueuses vis à vis de la couleur de notre peau, de notre petite stature ou encore de notre soi-disant manque d’éducation. Les gringos n’ont aucune considération pour nous et leur obstination à nier notre existence et notre culture semble s’enraciner toujours davantage».

Manuel, resté un peu retrait, ne perdait rien de cette diatribe inattendue et improvisée à l’attention de deux inconnus mais Clara ne s’en était guère soucié. D’ailleurs l’expression approbatrice de l’instituteur n’aurait pu que la conforter et peut-être même l’encourager à s’exprimer davantage.

Bien qu’il fût de la ville, blanc et instituteur de surcroît, l’ intégration de Manuel dans le village semblait être une réussite et la confiance que devaient lui témoigner ses habitant était apparemment acquise.



Manuel nous expliquera qu’il avait été affecté à Guacoyo en qualité d’instituteur il y a huit ans déjà, en 1984. Une époque où il ne se doutait pas encore des particularités de la tâche qu’il allait accomplir jusqu’à ce jour et sans doute pour longtemps encore.
Atterrir à Guacoyo, pour une première affectation, ce n’était pas banal. Comme beaucoup de communautés rurales andines, Guacoyo est absent de la plupart des cartes géographiques. Il faut dire qu’il n’y a ni station d’essence, ni hôtel pas plus que de commerce. Quant aux « technologies modernes », on en connaissait ici que les nuages de poussière soulevés au passage des convois chargés d’ordinateurs ou de télévisions se rendant en Bolivie.


De toutes façons, ici, l’électricité reste une énergie de luxe que l’on ne s’autorise qu’avec la plus grande parcimonie.
Si un groupe électrogène est bel et bien opérationnel , il n’est le plus souvent utilisé que lors d’évènements importants : le carnaval, la procession et la fête du Saint Patron…
A Guacoyo, il n’ y a pas non plus de poste de police ni de mairie. Finalement, c’est cette modeste école qui constitue le centre nerveux du village, c’est ici que l’on se rencontre, que les décisions importantes sont prises. Manuel, en tant qu’instituteur, faisait donc office d’autorité.

Dès la fin de son cours pour adultes, il nous fera rentrer dans son bureau, un petit local jouxtant la classe. Cet endroit lui tenait lieu également de bibliothèque et de salon. Manuel y prenait aussi tous ses repas. Cet après-midi, il n’y avait pas cours et comme aucune affaire urgente ne l’appelait au dehors, il nous proposa de nous délester de nos bagages et de nous asseoir un moment pendant qu’il préparait sa pitance. Tout l’univers de Manuel tenait ici : une petite cuisine aux ustensiles dépareillés, un cabinet de toilette sans eau courante, une chambre au dépouillement monacal et cette pièce dans laquelle nous attendions une solution à nos dérisoires problèmes d’hébergement.

L’instituteur venait de réapparaître rayonnant avec une assiette remplie d’une bouille dont l’essentiel devait se composer de lentilles.
« L’élevage du lama vous passionne à ce point ? s’exclama-t-il en désignant les ouvrages que nous avions choisis dans sa bibliothèque en l’attendant »
De fait, les livres que nous nous étions permis de compulser avaient trait à des techniques de tonte des alpagas et d’autres décrivaient avec force diagrammes, tests comparatifs et formules chimiques, les différents modes de déparasitage de ces mêmes camélidés.
« Comme vous le constatez, cela nous écarte bien de l’enseignement de l’espagnol, de sa grammaire ou des mathématiques.
Au fil des années, j’ai compris que pour m’intégrer à la communauté, il fallait que je m’intéresse de plus près aux traditions et au mode de vie des gens de l’altiplano et surtout, à leur économie, basée sur l’élevage. Une économie qui est ni plus ni moins la pierre angulaire d’une culture que d’aucuns dans ce pays voudraient réduite à un folklore obsolète.
« Aujourd’hui, j’ai acquis pas mal de connaissances à ce sujet, d’ailleurs, il ne se passe plus une semaine sans que l’on vienne me consulter pour tenter de remédier à des problèmes de production ou d’entretien du cheptel ! Si pour quelque raison j’étais obligé de changer de métier, je pense que je pourrais devenir un bon pasteur ! »


Comme au dehors, la lumière prenait une belle teinte fauve et que le vent redoublait d’intensité, Manuel se rappela qu’il était temps de nous trouver un lieu pour passer la nuit. « Je ne vois qu’une possibilité, avança enfin l’instituteur: Vous dormirez dans la classe ! A condition que vous l’ayez quitté avant neuf heures, lorsque les cours commencent !
La solution nous convenait plutôt bien car la nuit s’annonçait glaciale. Quant au repas du soir, Manuel venait de nous proposer de le prendre en sa compagnie. « Je ne rentre à Arica qu’une fois tous les quinze jours et parfois la solitude me pèse un peu. Ça me fera plaisir d’avoir quelqu’un à qui parler.
-Vous avez vu, pour le moment, pratiquement toutes les maisons du village sont inoccupées. Leurs propriétaires sont partis avec leurs troupeaux en quête de « pâturages » et partent très longtemps. Parfois, lorsqu’ils ont trouvé un lieu propice, ils se construisent un abri ou une petite maison en pierre et bien souvent, il leur arrive de ne plus rentrer que pour une grande occasion. C’est d’ailleurs comme cela qu’apparaissent les nouveaux villages et que, vraisemblablement Guacoyo est apparu »

Il est vingt heures et il fait nuit. Nous avons posé nos matelas dans la classe et avons déambulé un peu dans le village désert avant de nous rendre à notre rendez-vous.

Chez Manuel, il fait bon à présent. Dans le poêle, des morceaux de llaretta sont en train de se consumer lentement. L’instituteur vient d’allumer la lampe à pétrole et règle la hauteur de la flamme. Autour de la table il y a déjà deux personnes qui ont pris place pour partager le repas. Il y a l’ouvrier, celui qui ce matin travaillait devant l'école
et un jeune élève de Manuel. Il dit s’appeler Victor Hugo. « C’est son prénom précise l’instit’ ! » Comme Manuel s’active au fourneau, nous discutons un moment avec le gamin. Il nous dit qu’il va avoir sept ans dans trois semaines, qu’il est peu fatigué car ses journées commencent tôt, vers cinq heures du matin. Avant de venir à l’ école, nous dit-il, il doit aider sa maman à rassembler le troupeau et va le conduire là où il y a un peu d’herbe, près du rio Cosapilla. L’ouvrier regarde l’enfant , acquiesce en souriant et poursuit. « C’est comme ça ici, dès que les enfants savent lancer des cailloux et parler aux lamas, il est temps de les faire travailler !

-D’ailleurs beaucoup d’enfants de son âge sont déjà propriétaires d’ un beau petit cheptel. Souvent, à l’ âge d’un an, les parents offrent à leurs enfants deux lamas femelles. Ainsi, si les animaux sont de bons reproducteurs, les enfants se retrouvent avec un beau patrimoine à l’âge du mariage. » Comme nous l’avait dit tout à l’heure Manuel, ces gens ont un sens de l’économie extraordinaire et font aussi preuve dès le plus jeune âge d’un don hors normes pour les calculs et les mathématiques. « Les Aymaras économisent toujours mais ne dépensent jamais » dit-on ici.

Après le repas, toujours à base de lentilles et de quelques morceaux de viande de lama, nous suggérons à Manuel de déguster un Pisco Sour avant d’aller dormir. Heureusement, nous avions songé à acheter tout le nécessaire pour confectionner ce divin breuvage avant notre départ vers les hauts plateaux. Cela semble avoir été une bonne idée. Manuel est ravi et demande à diriger lui même les opérations de préparation . « Il n’y a qu’un Chilien qui puisse réussir un vrai Pisco Sour, je vais vous enseigner, nous dit-il ».
Le vent, au dehors a cessé et dans le ciel, jamais les étoiles n’ont été aussi nombreuses.
Le bureau de Manuel est devenu l’endroit le plus chaud et le plus intime de la planète et qu’importe si les montagnes nous écrasent, que la terre se mettent à trembler ou qu’il gèle au point de pétrifier un troupeau de lama….
Pour la première fois de la journée, Manuel semble se détendre et un vague sourire lui vient aux lèvres. D’une armoire il a sorti une caissette de trésors. Pêle-mêle s’y trouvent entassés des cailloux étranges et colorés, des insectes séchés et surtout une étonnantes collection de petites pièces en terre séchée représentant des églises et des chapelles.
« Ce sont « mes » enfants qui les confectionnent. Si on les met côte à côte, on a un aperçu de pratiquement tous les styles de constructions religieuses que l’on rencontre dans l’altiplano, s’émerveille l’instituteur » . Parmi les miniatures : une émouvante reproduction de l’église de Guacoyo….celle que Manuel préfère visiblement.



Il n’ y avait aucun risque que l’on fasse la grasse matinée aujourd’hui et Manuel n’avait pas craindre que l’on ne puisse libérer la classe avant le début des cours.
Dés l’aube, Un grondement sourd a envahi la plaine puis un grand nuage de poussière est venu iriser les premières lueurs du jour. Une cinquantaine de lamas viennent de
quitter leur enclos et s’en vont rejoindre le rio. Une femme et deux enfants ferment le convoi. Peut-être le petit Victor Hugo fait-il partie de l’expédition.
Pour notre part, nous commençons la journée par la corvée eau. Nous avions promis la veille à Manuel d’aller au puits pour l’aider à constituer la réserve quotidienne.
Après une toilette sommaire, le petit-déjeuner et une balade dans les environs, nous assistons vers neuf heures à l’ arrivée des élèves. Le début de la journée est marquée par un petit rituel quelque peu martial. D’abord, quelques coups de cloche annoncent le rassemblement. Sans attendre, les élèves se mettent alors en rangs face au drapeau chilien et au buste du Libérateur Bernardo O’ Higgins. Les élèves se mettent ensuite au garde à vous, saluent leur professeur puis se mettent en position de repos. La voix et le regard de Manuel se veulent cette fois sévères. A côté, l’illustre héros de l’Indépendance fait figure de doux rêveur avec ses yeux rivés vers l’hypnotique Cordillère.
La petite troupe se dirige alors vers le réfectoire pour le petit-déjeuner. Une paysanne a troqué poncho et chapeau-boule pour un ensemble tablier-bonnet blanc aseptisé sur lequel figure le logo du groupe pharmaceutique Pfizer. Commence alors la distribution des fruits, des petits pains et des yogourts. A dix heures, les cours commencent. Quelques bancs, le bureau du maître et un portrait flambant neuf du Président Aylwin constituent l’ensemble du matériel scolaire, mais tout est numéroté et frappé d’un austère « Propriété de l’Etat ». Y compris la boîte de craie .
La classe est composée d’une quinzaine d’élèves âgés de 7 à 14 ans.Tous ont cours en même temps mais Manuel adapte son programme selon l’âge et la maturité de chacun.
Dans les livres distribués aux élèves, les dessins illustrant la grammaire et l’orthographe représentent des familles « modèles » chiliennes où l’on voit la maman faisant la vaisselle et le papa lisant le journal ou regardant la télévision. Un univers étrange où l’on parle espagnol, les maisons sont carrées, les vêtements seyants, le mobilier fonctionnel et la voiture dans le garage…..

A propos de voiture, il y en a justement une en stationnement devant l’école. C’est une vieille Chevrolet des années soixante. A l’arrière, deux lamas ont été installés, les pattes entravées. Ils sont marqués et attendent d’être emmené à l’abattage du côté de Visviri, à la frontière bolivienne. Nous allons faire le voyage avec eux….

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Toujours un récit passionnant, souvent très émouvant. L'instituteur du bout du monde...