07 octobre, 2007

Lima-Rio en 80 jours (10)

Ce carnet rassemble des notes et des photos prises lors d’un voyage réalisé en 1987.Il s’agit, comme le titre l’indique, d’une traversée longitudinale de l’Amérique latine ayant pris environ 3 mois (octobre, novembre, décembre) en utilisant les moyens de transports locaux les plus divers et surtout les moins coûteux : auto-stop, trains, bus, camions, barge, vélo et marche


Mercredi 4 novembre (Cuzco/Pérou)

Journée exclusivement consacrée au trajet Juliaca-Cuzco. Un voyage en train d’une lenteur exaspérante. Pour parcourir les 240 kilomètres séparant les deux villes, environ 10 heures sont nécessaires. Ce qui laisse tout le loisir d’apprécier un paysage se modifiant sans cesse. Au fil du trajet, les vallées sombres et profondes succèdent aux hauts plateaux arides et les montagnes couvertes de végétation luxuriante se substituent progressivement aux pics rocheux et enneigés.
Dans le compartiment, quatre dandys locaux n’ont cure de ce décor somptueux. Gominés et élégamment vêtus de costumes sombres, ceux-ci ont entamé une interminable partie de poker qui ne cessera qu’en gare de Cuzco.
Au fil du temps, des cigares et des cigarettes, les mises vont monter et des poignées de billets passeront de mains en mains.
Face à nous, contrastant avec cette scène digne d’un tripot clandestin, une très jolie nonne ne quittera pas son bréviaire des yeux.
Elle est fort jeune et ses larges lunettes solaires lui donnent des petits airs de diva. Une telle créature n’a certainement dû rentrer dans les ordres qu’à la suite d’une rupture sentimentale !
Elle vient, tient-elle à préciser, de rendre visite à sa famille à l’occasion de la Toussaint et regagne à présent le couvent de Santa Teresa.

En gare de Cuzco, alors qu’il fait déjà nuit, la religieuse nous proposera son aide pour trouver un logement décent et bon marché dans le centre-ville. « Pas facile, nous dit-elle, les touristes sont nombreux en cette saison et des arnaques fréquentes ».
Je ne sais si c’est dans le but précisément de protéger les voyageurs d’éventuels escrocs, mais en tous cas, en cette heure tardive, la gare pullule de militaires, le doigt sur la gâchette, inspectant les moindres recoins des quais.


En fait, il ne s’agira pas d’un hôtel à proprement parler que nous conseillera la nonne, mais d’un couvent. Pas celui où elle vit, mais un autre: celui jouxtant l’Eglise Santo Domingo. Un édifice nous dit-elle, dont la particularité est d’avoir été construit sur les fondations…du Temple du Soleil, dont il ne reste de visibles, hélas, que les sous-bassement. Nous nous rendons à l’endroit convenu à bord d’un minuscule taxi (une V.W. « coccinelle ») dans lequel nous sommes parvenus, non sans mal, à faire rentrer tous les bagages, dont les deux valises, le sac et la guitare de la béguine top-modèle!
A l’ entrée de notre future « pension », elle descendra la première pour entamer une longue palabre avec celui qui pourrait en être le concierge. Au bout de quelques minutes, la religieuse nous fait signe que nous pouvons rentrer par une porte dérobée.

Avant de poursuivre son chemin, elle nous fera promettre de lui rendre une visite après demain. Elle tient à nous remettre un objet qui, d’après elle, nous sera d’une aide précieuse pour le reste de notre périple. Sans en dire plus, elle nous salue puis remonte aussitôt dans le petit taxi.
De notre côté, nous prendrons possession de notre chambre -un grand dortoir totalement vide aux murs verdâtres - dont le seul ornement est un immense crucifix. Cela sent la bougie et l’encaustique. Il n’ y a pas de chauffage. Le silence est pesant.
Sous le regard un peu oblique du « concierge », qui n’a pas encore desserré les lèvres depuis notre arrivée, nous déroulons nos sacs de couchage sur les deux lits qu’il nous a désigné. Dès que nous serons installés, l’austère personnage fermera la lumière ainsi que la porte en nous adressant un « buenas noches » glacé ! Ah, la vie monacale dans les Andes !

Jeudi 5 et vendredi 6 novembre.

La découverte de Cuzco sera évidemment liée à la visite d’une série de sites « incontournables ». D’emblée, dès ses premiers pas dans la ville, le voyageur ne peut être que submergé par l’ invraisemblable concentration de couvents, de monastères et d’églises des 16, 17 et 18e siècles. Edifices par ailleurs érigés sur les bases de constructions Incas avec les matériaux récupérés de celles-ci. Ici, plus qu’ailleurs, il était impératif que la Couronne d’Espagne asseye son pouvoir et sa religion de manière ostentatoire dans ce qui constituait, jusqu’à l’arrivée des conquistadores, une des plus puissantes capitales précolombiennes.

Si, dans la ville à proprement parler, les témoignages tangibles de la culture inca se « limitent » généralement à de vastes pans de murs sur lesquels d’ autres constructions plus récentes ont été érigées, il suffit par contre de s’écarter un peu à pied et d’entamer un circuit d’une bonne douzaine de kilomètres sur les hauteurs de Cuzco, pour s’immerger totalement dans le génie architectural des « adorateurs du soleil ».
Parmi ces constructions, qui ne méritent pas toujours le nom de ruines, tant certaines sont dans un état de conservation remarquable, la forteresse de Sacsayhuaman est sans doute une des plus étonnantes avec ses multiples bastions et ses trois enceintes parallèles longues de 360 mètres constituées d’un assemblage parfait de blocs. La plupart de ceux-ci pèse plus de 300 tonnes ! Selon la formule consacrée, il est bel et bien impossible de glisser une feuille de papier, aussi mince soit elle, entre ces blocs tant leur ajustement est rigoureusement calculé. Pourtant pas un de ces blocs ne présente le même volume, ni la même forme. Certains possèdent 5 ou 6 angles, d’autres 8 ou 10. Ils sont de surcroît parfaitement polis et légèrement bombés. Quelques uns arborent également une curieuse excroissance. Il ne s’agit pas d’ un défaut de la pierre mais, dit-on, de la « signature » du tailleur. Une architecture présentant, entre autres propriétés, celle d’être anti-sismique. Au lieu de s’effondrer lors des fréquents tremblements de terre secouant la région, les constructions ont au contraire tendance à se tasser, donc à se stabiliser !

A priori et bien que ce circuit d’une douzaine de kilomètres ne présente pas d’ importants dénivelés -donc de grandes difficultés sur le plan physique- nous mettons pourtant deux journées pour le boucler : à 3500 mètres d’altitude le moindre effort coûte déjà énormément à l’organisme.
Aussi, ce vendredi, sommes-nous littéralement lessivés lorsque nous regagnons la ville et nous rendons au rendez-vous fixé par Sœur Landmann, la religieuse rencontrée l’avant-veille.
Arrivés à la grille du convent Santa Teresa, nous sommes accueillis par la mère supérieure qui, visiblement, a été mise au courant de notre visite.
Un peu onctueuse, la bouche en cul de poule, elle me jauge de la tête au pied puis s’exclame : « Vous êtes exactement l’homme qu’il nous faut ! Nous avons organisé il y a quelques jours une fancy fair pour nos petites protégées de l’orphelinat voisin et nous n’avons personne d’assez grand pour décrocher les décorations».
De fait, des nuées de petits drapeaux, de fleurs en papier et de banderoles, témoins de la fête passée, ont été punaisées au plafond du réfectoire.
Je n’ai pas le temps d’accepter la tâche que me voilà déjà en train de chevaucher un escabeau et tenter de remettre le local en état sous les ordres de la mère supérieure à qui rien n’échappe : « Et cette punaise, là bas, ne l’avez-vous pas oubliée ?…. Faites aussi attention à ne pas écailler la couleur, nous avons fait repeindre il n’y a pas très longtemps…. »
Je ne sais si cela est dû à l’altitude ou à cette position instable et prolongée sur mon piédestal de fortune mais je pense qu’il n’aurait pas fallu que cela dure trop longtemps sans quoi l’on aurait dû m’appliquer sans délai le masque à oxygène.
Au bout d’une demi-heure, le travail est terminé. Nous sommes alors invités à gagner le parloir. Une petite pièce quasiment carcérale. Deux chaises, une fenêtre bardée de barreaux donnant sur le patio du couvent et à l’opposé, deux solides grilles. Grilles séparées l’une de l’autre par un espace d’environ 1,50 mètres. Un genre de no man’s land rendant tout contact « physique » impossible avec le vis-à-vis potentiel.
De l’autre côté de ce dispositif peu engageant : une vaste zone d’ombre d’où nous supposons que notre interlocutrice va émerger.
Quelques minutes vont s’écouler avant que nous n’entendions le bruit d’une lourde porte s’ouvrir, puis celui d’une chaise glissant sur le parquet.
Malgré la pénombre dans laquelle elle se trouve, nous reconnaissons la religieuse du train. En fait, je reconnais surtout ses lunettes fumées et leur monture un peu démesurée. Sœur Landmann entame la conversation par quelques phrases convenues. Elle s’informe de notre bonne santé, des découvertes que nous avons déjà pu faire à Cuzco, etc…
Enfin, elle nous confie son bonheur d’avoir pu faire ce long voyage en train depuis Juliaca en notre compagnie « Je n’étais pas très à l’aise avec ses « mauvais garçons » dans le train, ajoute-t-elle, faisant probablement allusion aux quatre joueurs de poker avec lesquels nous partagions le compartiment .
-Aussi, avant de vous quitter, sans doute pour toujours, je voudrais vous remettre ce petit présent »
Utilisant alors un long manche au bout duquel a été fixée une main en acier, la religieuse nous fait parvenir, à travers les grilles, deux étranges petits objets que nous n’arrivons pas déterminer. Il s’agit de deux cordelettes au bout desquelles est soudée une petite pochette de plastique transparent. A l’intérieur de celle-ci, un fragment d’étoffe brunâtre est enchâssé. « C’est une petite relique, nous dit Sœur Landmann. C’est un morceau du scapulaire d’une sainte vénérée au Pérou. Mettez-le autour de votre cou et lorsqu’un danger apparaît, serrez-le très fort contre vous ». C’est un talisman.
La visite est déjà terminée. Sœur Landmann nous bénit puis disparaît définitivement dans la pénombre du couvent.















(Cuzco, plaza de armas)

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